Des fumées dans la ville voisine
Exposition personnelle de Bassem Saad
Curatée par Victorine Grataloup
11 février - 21 mai 2023, vernissage public le vendredi 10 février de 17h à 22h
Panorama, Friche la Belle de Mai
Une exposition conçue et produite par Triangle–Astérides, centre d’art contemporain d’intérêt national
En co-production avec la SCIC Friche Belle de Mai et en partenariat avec les Beaux-Arts de Marseille - INSEAMM, Frac PACA, MOCO, Mucem, Instants vidéo, VDS Bâti Renov, Picto
La première exposition personnelle de Bassem Saad en France, intitulée Des fumées dans la ville voisine, réunit les trois films réalisés par l’artiste à ce jour ainsi qu’un ensemble de deux sculptures, de collages, de textes dont deux nouvelles productions.
Plusieurs régimes de représentation et de discours coexistent dans les œuvres de Bassem Saad.
Les images se recouvrent, se faisant écho et se brouillant à la fois. Celles filmées verticalement avec un téléphone, le format par excellence des « émeutier·es qui se filment eux·elles-mêmes » et auquel « nous nous sommes à peine habitué·es », celles format paysage tournées à la caméra, d’autres trouvées sur internet et réemployées.
Il en va de même, et c’est plus inhabituel, pour les voix. Nous, spectateur·ices, sommes les destinataires d’une énonciation polyphonique dense et complexe, orale comme écrite, dans laquelle la voix de l’artiste (qui s’exprime de façon inédite à la première personne dans son dernier film ici projeté, Congress of Idling Persons, 2021) se mêle à celles de son entourage amical et militant. Sa parole est substituée par celle d’une autre écrivaine , reprend à son compte des citations directes parfois non signalées comme telles. Ce qui a pour effet de littéraliser l’expérience, fondamentalement relationnelle et collective, des luttes.
Celles-ci sont au cœur de Congress of Idling Persons, interrogeant tout à la fois les affects qu’elles produisent (« joie vengeresse, indifférence scrutée, désenchantement et chagrin collectif ») mais aussi les sentiments d’appartenance, les alliances possibles sur un même territoire ou à l’international – voire dans la « ville voisine », anonyme, qui donne son titre à l’exposition.
Jouant leur propre rôle, l’écrivaine Islam Khatib et l’activiste Mekdes Yilma évoquent ainsi la position jugée intenable des Palestinien·nes du Liban et de ses travailleuses domestiques immigrées face au soulèvement de 2019-2020. Le film agrège à cette révolte centrale des références aux révolutions tunisienne, égyptienne et syrienne (là, à l’orée de la guerre) de 2011, aux mobilisations féministes chiliennes de 2019-2020, enfin à Black Lives Matter aux États-Unis où se trouve Bassem Saad au moment des mobilisations consécutives au décès de George Floyd en 2020. Les larmes sont omniprésentes, de la mention des pleurs par le traducteur et DJ Rayyan Abdel Khalek aux objets que la musicienne Sandy Chamoun et lui manipulent en discutant dans les fumées et la pénombre bleutée : les oignons et le sérum physiologique renvoient aux gaz lacrymogènes employés contre les manifestant·es, dont les restes des grenades sont désignés au détour d’une plaisanterie comme de possibles sex-toys.
La provenance française des gaz lacrymogènes périmés utilisés au Liban fait l’objet de la recherche cartographiée par Still many hours to be spent with mixed company at the Square (2020), seconde sculpture de Bassem Saad à employer des attelles et orthèses médicales après To my mother and a protester detained on November 15th (2019). Toutes deux esquissent un lien inquiétant entre le corps qu’on soigne ou qu’on optimise, et celui qu’on attaque.
Un lien analogue s’établit dans Kink Retrograde (version 2022) entre une forme de mise en danger désiréee et maîtrisée (représentée par le harnais que porte Rayyan Abdel Khalek, son fouet, enfin par le terme même de kink dans le titre) et celle, non-consentie cette fois, liée à la toxicité des pollutions environnementales auxquelles nous sommes (plus ou moins, selon l’endroit où l’on se trouve) exposé·es.
Bassem Saad aime parler de « totalité ténue ». En effet, sa méthodologie de travail implique, quel que soit le medium, de mettre en relation ce qui semble pourtant n’entretenir aucun lien : le lieu de l’enfermement et celui du loisir avec les prisons des Baumettes à Marseille et de Tegel à Berlin mises en regard avec le Mucem et un lac de baignade, sur les lenticulaires Sans titre n°1 (2022) et n°3 (2023) de la série « Suppose that Rome is not a human habitation ».
Les prisons intéressent Bassem Saad en ce qu’elles sont, géographiquement mais surtout symboliquement, à la lisière, à la marge. Car tout le travail de l’artiste tourne autour de ce, celles et ceux qui se retrouvent non-incorporé·es, qui débordent : excédentaires, surnuméraires . « L’émeute est elle-même expérience d’un excès. Excès de danger, d’information, d’équipement militaire. Excès d’émotion. » (Joshua Clover, L’Émeute prime. La Nouvelle ère des soulèvements, éditions entremonde, 2018, trad. Julien Guazzini).
Sur la baie vitrée du Panorama, Handmaiden or midwife? (2023) colore l’exposition d’une lumière orangée. Multilingue, l’installation in-situ fait écho à Sans titre n°3 (qui lui fait face) et à l’ensemble de collages documentaires et de textes (présenté dans l’échafaudage à l’entrée) en évoquant le souvenir de la dernière personne guillotinée en Europe, qui l’a été à Marseille en 1977. Aux Baumettes vers lesquelles pointe le diagramme fléché, comme une boussole abolitionniste.
Bassem Saad (LB) est un·e artiste et écrivain·e né·e à Beyrouth. Son travail explore la rupture historique, l’infrastructure, le spontané et la différence par le biais de films, de performances et de sculptures, ainsi que d’essais et de fictions. En mettant l’accent sur les formes de praxis passées et présentes, iel tente de placer l’échange intersubjectif au cœur de cadres historiques mondiaux.
Le travail de Bassem Saad a été présenté au MoMA, à CPH:DOX, à la biennale de Busan, à la Kunsthalle Wien et à la Transmediale. En France, au Carreau du Temple, à la Box, à Ygrec et à la Maison populaire. Son film le plus récent, Congress of Idling Persons, a reçu une mention spéciale dans la catégorie New:Vision Award à CPH:DOX 2022.
Ses essais et nouvelles paraissent dans diverses publications, en ligne et imprimées. Iel est actuellement boursier·e du Berlin Program for Artists.