Triangle-Astérides

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Exposition

Les Rêveurs 2

Commissariat : Sandra Patron
21 avril au 19 mai 2001
Galerie Friche la Belle de Mai, Marseille

Marseille, le 20 avril 2001

Chère Virginie,

J’apprends que tu es très occupée. J’ai beaucoup hésité à t’écrire, je ne voudrais pas te déranger. Je crains également qu’ils interceptent mon courrier. Avec eux j’ai appris la méfiance.
Je sais que tu ne veux plus entendre parler de cette histoire. Quand on se revoit au hasard d’un vernissage, on se saoule, on rigole, mais on en parle jamais. Il y a cette ombre voilée dans nos yeux, ne fais pas comme si tu ne l’avais pas remarqué. J’ai peur, Virginie. Je refuse de continuer à faire comme si de rien n’était. Je veux que tout cela cesse. Cette chose est là, tellement proche de moi, à Marseille. Et ils sont si nombreux.
La première fois aussi à Nantes, j’ai eu peur, oui peur vraiment [1]. Il faisait nuit. J’ai peur de la nuit. Il y avait cet homme. Sans doute un homme de main, un quelconque barbouze payé pour exécuter leur sale besogne. Il portait un flingue je crois, je n’ai pas bien vu, il n’y avait que la lumière blafarde des lampadaires. Tout était si flou, si confus, j’ai couru comme jamais. J’ai senti une douleur à mon bras droit, j’ai eu la sensation d’être projetée en avant, puis des élancements, une douleur sourde et prégnante. Je serrais les dents. Je ne sentais plus rien. Je ne voulais rien sentir.
J’ai dû ralentir mon allure à cause de ma blessure. Il courait trop vite, je n’ai rien pu faire. Il m’a attrapé avec une telle violence que nous sommes tombés tous les deux, son corps massif et répugnant écrasant le mien. Il m’a arraché du sol par les cheveux. J’aurais voulu qu’il crève là, sous mes yeux. J’ai été projetée dans une bagnole américaine, elle a fait un démarrage en trombe. De la portière, j’ai vu qu’il y avait des témoins.
Bien sûr je n’aurais jamais dû aller à ce rendez-vous. ça sentait le roussi. A dix neuf heures en plein hiver sur les quais désaffectés de l’île Beaulieu, dans un endroit pareil il ne peut t’arriver que des tuiles. Claire m’avait convaincue d’y aller, elle est toujours pour la conciliation Claire, et très persuasive avec ça. Ensuite, j’ai un souvenir flou, la ballade en voiture, pas très amicale, leurs questions que je ne comprenais pas, puis le brouillard, de plus en plus épais, je m’y suis abandonnée avec délectation, comme on trouve une porte de sortie inespérée au bout d’un long couloir sombre.
Quand je me suis réveillée, j’étais à l’hôpital, quelques contusions, rien de grave, rien qu’une perte de mémoire qui m’avais court-circuité le cerveau,
Le choc comme disent les toubibs.
J’ai quitté l’appartement de la rue Kervégan. J’ai trouvé un job à Marseille. C’est amusant, tout au long de ma vie, j’ai toujours cru qu’en mettant mille bornes entre mes problèmes et moi, ils disparaîtraient comme par enchantement.
Tu as été très présente à ce moment là. On se téléphonait des heures et tu me racontais des blagues idiotes qui me faisaient rire. Tu disais que ça allait se tasser, que je ne m’inquiète pas, alors c’est ce que j’ai fait. J’ai rencontré des gens chouettes à Marseille. J’ai retrouvé le rire et la danse la nuit dans les bars.

Lorsque j’ai lu cet article sur cet homme horrible, Bill Turston [2], serial killer d’un genre nouveau, ça m’a mis la puce à l’oreille. Il tuait des obèses, leur prélevait la peau et utilisait ce matériau pour créer des oeuvres d’art qu’il vendait une fortune. Toi tu étais à Marseille et tu avais bien ri, me traitant de paranoïaque. Une des victimes de Turston portait de grosses bagues voyantes et ridicules, c’est plutôt étrange, non?

Il faut croire qu’après, la paranoïa est devenue collective. Quand Jim m’a appelé de Glasgow, à 3 heures du mat’, il était réellement terrorisé, et bien sûr complètement défoncé de son rail de la nuit. Il avait vu cette chose incroyable, qui gisait, ridicule et inquiétante, et à côté la fameuse cassette, tu l’as visionné je crois [3]. Inutile de te dire que Jim n’était pas rassuré. Toute la bande était à Glasgow à ce moment là, Guillaume et Claire, et Patrice aussi. Difficile de croire à présent que tout cela n’était qu’une coïncidence, tu ne penses pas ?
Si, tu y penses. On y pense tous tellement, à en crier.

Alors j’ai refusé de voir les indices, étalés dans la rubrique faits divers des 4 journaux, tous ces corps, disséminés aux quatre coins de la ville [4]. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter, après tout ça arrive tous les jours à Marseille ce genre de choses, quelques règlements de compte entre bandes rivales, rien de plus.
Rien à part cette trouille qui me cisaille le ventre.
Et puis de nouveau Nantes, avec cet incident dramatique dans la vitrine de l’Ecole des Beaux-Arts [5]. Les pompiers, la nuit, la terreur dans la ville, la une des journaux. Les journalistes ont pensé à un canular. Alors là ils sont très forts, ils font croire que tout cela n’est pas vrai.
Maintenant pour moi c’en est trop. Il y a cette chose qui est là à Marseille. Cette multitude de choses pour être plus exacte [6].
Oh bien sûr Peggy n’arrête pas de me répéter qu’ils ont l’air calme, ils flottent, sans bruit, sans vie et sans raison d’être, comme dans l’attente de je ne sais quel dénouement.
Ils ne me regardent pas mais je sais qu’ils me voient.
Je t’en supplie, appelle moi au plus vite au 06 13 25 88 7X (j’ai changé mon numéro..).

Sandra

1. Enlèvement, Nantes, 1999
2. Pulp, nouvelle policière, Edition de la goutte au nez, 1998
3. Oh! Margie!, Tramway, Glasgow, 2000
4. Pulp, Astérides, galerie Friche de la Belle de Mai, 1998
5. Agence Help, galerie de l’ERBAN, Nantes, 2001
6. Les rêveurs, Triangle France, galerie Friche de la Belle de Mai, 2001

Texte de Sandra Patron dans la catalogue dédié à l’exposition.