Yann Géraud
Un artiste est accueilli en résidence à Lugar a Dudas, centre d’art à Cali, Colombie, dans le cadre d’un programme de résidences croisées. Partenariat avec le soutien de l’Ambassade de France et de l’Alliance Colombo Française Cali.
” What do you see from where you stand ? “
Cette phrase, extraite d’un morceaux de Tony Touch (Spoken Word, The Peacemaker 2, 2004), m’accompagne à chaque instant. Elle m’aide, me soutient, me conforte et me questionne toujours et encore. Tout d’abord parce qu’il s’agit de vision mais aussi de position, et finalement de point de vue.
Je ne peux ni ne veux donner une définition du monde dans lequel je vis, car définir implique la fin, l’arrêt et le non-mouvement. Je veux par contre essayer de le circonscrire, l’encercler, de l’approcher de biais avec les formes que je crée. C’est une position et ces formes que je fabrique sont l’affirmation de ces positions. Ces formes sont des jalons placés sur une trajectoire, un mouvement d’excitation et de précipitation.
Je travaille dans cette idée de l’art qui consiste à lier et délier, tisser, entrelacer ou défaire savamment, émietter, parcelliser, pulvériser la surface ou l’espace en une infinité de fragments qui finissent par faire masse.
Je rassemble ces fragments dans une sorte d’entêtement, mais un entêtement sans tête, venant des entrailles. J’invente des communautés de formes et je veux qu’elles soient des communautés d’égaux et qui se réunissent en un seul point, qui est la sculpture. Elles doivent laisser apparaître non plus une pensée réductionniste, mais une pensée mis à nue dans son foisonnement, embrassant une totalité inaccessible.
Comment donner forme à ce pullulement de la pensée, cet effet de fourmilière, de grouillement et de multitude, cette fébrilité ? La pensée serait ce qui viendrait perturber la forme et bousculer un ordre trop impeccable. Non point que celle-ci soit à considérer comme pur désordre, mais bien plutôt comme un ordre trop complexe, comme un enchevêtrement et une superposition de différents ordres lisibles si on les prend séparément, mais dont la lecture devient presque impossible lorsque tous ces éléments sont rassemblés en une seule forme.
Ce qui est en jeu, c’est finalement la complexité de la pensée prenant forme.
Et dans un même temps, j’invoque la radicalité du passage à l’acte pour exhorter cette rencontre de l’art et de la vie, d’Arès et d’Aphrodite ; l’assertion violente du geste qui précipite et cristallise la pensée et la décision dans la forme.
Mon travail est le champ de bataille de cette guerre entre l’impérialisme de la forme, la toute-puissance de la pensée inéluctablement structurante et structuré et la tentation de l’illisible, de l’innommable et de l’indicible. (texte de l’artiste)