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janvier 2017

Chambre de commerce cachée

Sumesh Sharma

Sur l’un des murs de la grande salle de la Chambre de Commerce de Marseille est accrochée une tapisserie qui porte les insignes de la ville de Bombay et de sa chambre de commerce. Sur le mur attenant se trouvent les insignes de tous les ports qui connectent ces deux villes en passant par le Canal de Suez. Le canal fut construit par les Français, contrôlé par des intérêts – concurrents bien que alliés – Britanniques, et géré par des dockers italiens et grecs, l’ensemble de ces acteurs étant non arabes. Après que Gamal Abdel Nasser ait tenté de nationaliser le canal, une coalition anglo-française, rejointe par les forces israéliennes décide d’attaquer Suez en 1956 et de l’occuper jusqu’en 1957. Qu’est-ce qui a pu encourager cette paranoïa Euro-centrée ? Il ne s’agissait pas seulement des bateaux et des biens qui circulaient dans le canal creusé à cet effet. Les Vénitiens souhaitaient désespérément créer un passage qui leur permette d’éviter de passer par le Cap de Bonne-Espérance. La richesse du port de Venise et de ses marchands dépendait des échanges commerciaux qu’ils entretenaient avec l’Orient. Il y eut beaucoup de canaux pour la Mer Rouge qui passaient par Le Caire, construits par les Pharaons, les Grecs et les Romains. Marseille, Alexandrie et Bombay étaient les seuls ports qui pouvaient se vanter d’être des centres cosmopolites, financiers, et de posséder des hôtels qui rivalisaient les uns avec les autres pour leur air conditionné, leurs concerts de jazz et leur tango. Le modernisme devait émerger par une illumination du marché qui devait atteindre les autochtones d’Egypte et d’Inde. C’est dans ces villes que les marchands ont monté des révolutions politiques contre la monarchie et l’impérialisme colonial.

Mais les infrastructures des révolutions tardives qui ont mené à l’indépendance des villes comme Bombay, Alger, Alexandrie, Aden et Rangoon ont aussi été instiguées par des étudiants qui se rendaient dans les centres d’éducation des métropoles coloniales sur des bateaux à vapeur à travers les océans. Saloth Sar ou Pol Pot ont rejoint Paris par le port de Marseille. Des nationalistes indiens et des artistes qui cherchaient une alternative à la pédagogie britannique se sont trouvés à Marseille pour rejoindre la Sorbonne et Paris en train. Mais il gardaient contact avec leur pays par lettres et par télégrammes. Krishna Reddy a appris la mort de sa mère par télégramme alors qu’il changeait d’atelier à Paris. Cette information a transité par des kilomètres de câbles sous-marins qui allaient de Marseille à Bombay en passant par Alexandrie. Ces mêmes cables permettaient de passer des appels de longue distance jusqu’à New-York, et l’idée d’un échange de biens et d’informations en temps réel est devenue essentielle pour penser la modernité.

L’agence Reuters était la meilleure pour la dissémination et la collecte d’information. Elle a donné une camera à un jeune homme Indo-français, « Jean » Jehangir Bhownagary, pour couvrir les événements de la seconde Guerre Mondiale à Bombay. A l’époque, la ville était à l’écart et accueillait les blessés de guerre. Les compétences de photographe de Bhownagary lui ont permis de produire des films pour l’UNESCO à Paris et de devenir plus tard l’un des fondateurs du National Films Division de Bombay. De retour à Paris dans les années 50, Jean a commencé à donner sa caméra aux artistes Indiens qui convergeaient chez lui. Il a produit plus tard des films avec  MF Husain, Tyeb Mehta, Akbar Padamsee et d’autres artistes qui s’étaient tous infiltrés dans la scène Parisienne par le port de Marseille.

Les bâtiments art déco de la ville de Bombay qui créent des corniches à peine plus courtes qu’à Miami ont été fondés dans les années 20 et 30 autour de la spéculation basée sur le coton. Après la révolution américaine, les Indiens ont commencé à bénéficier des butins du commerce du coton. L’Inde a été colonisée par le velour côtelé qui est venu remplacer le lin de ses artisans. Mais grâce à la vitesse du télégramme qu’ils ont rapidement maîtrisée, les Princes marchands Indiens ont commencé à fixer les prix des pelotes de coton par rapport à leur taux de change sur le marché international. Ces informations passaient par le télégramme et les appels téléphoniques entre Port Saïd, Marseille et New York. Les propriétaires de ces réseaux – des grandes familles comme les Kasliwals – profitaient pleinement de ce trafic d’informations, ce qui leur permettaient même de fixer les prix du coton au niveau international. Les câbles sous marins et les compagnies maritimes entre ces ports étaient essentiels à l’établissement de leur fortune. La culture se répandait dans ces réseaux afin de faire prospérer le cinéma et les immeubles art déco qui l’accueillaient, la musique, les objets, les expositions, les artistes et les architectes d’appartements modernes.

La fortune d’une famille importante a rapidement atteint plusieurs millions, qui s’est détaché de ses anciennes cultures de coton. Des actions ont été menées qui ont été déjouées par le catastrophisme anti-communiste et la xénophobie nationaliste. Très vite, le coton a été remplacé par le polyester, alternative moins onéreuse, produite à partir de dérivés du pétrole et facilement accessible après le boom pétrolier du golfe. Les moulins se sont effondrés et le terrain qu’ils occupaient s’est gentrifié à cause du chômage et de la montée en flèche des loyers. Les princes marchands sont devenus des héritiers millionaires qui s’efforcent de garder leur richesses en transformant leurs moulins en centres commerciaux et en résidences de luxe. Les familles qui ont investi dans le polyester se sont aussi intéressé au pétrole et à la finance. Bientôt les télécommunications allaient suivre.

La crise économique qu’a connu Marseille se base sur des échecs similaires liés à des motifs

commerciaux égalitaires. La série Netflix Marseille révèle les relations entre les politiciens, les entrepreneurs et les zones d’influences situées entre les sources légales de pouvoir et les zones d’illégalité et de népotisme. L’échec de la série n’était pas lié qu’au mauvais chiffre d’audience, mais aussi à une faible reconnaissance du personnage central qui avait permis de révéler un système d’exploitation comparative. L’artiste Virgile Fraisse développe la même logique que les productions de films commerciaux en engageant des acteurs de la série pour un ajout inédit à la série annulée. Ils discutent de l’échec de la ville dans un format qui reprend les codes des tv novellas hyperréalistes. En plus des câbles en cuivre qui connectent nos appels, des câbles en fibre optique sont apparus pour transporter nos données converties en débit pour internet et pour nos appels par portable.

Pendant l’hiver 2016, la famille du polyester a mis en place une révolution digitale qui a permis d’offrir des services de téléphone et d’internet gratuits à des millions d’indiens. Cette explosion d’information permet plus d’accès mais également la manufacture d’un consensus qui est plus profitable que le coton ou le polyester et se récolte plus facilement que n’importe quelle ressource naturelle. Tout en suivant ces câbles de Marseille à Bombay, Fraisse est à la recherche des archives de la ville. Il s’immerge dans l’industrie du cinéma dans la ville de Bollywood, comme un réalisateur envoyé pour faire un documentaire, il emploie une équipe technique et des acteurs professionnels. Il tombe sur l’équipe d’opérateurs télégraphiques du département télégraphique qui performent un opéra où ils chantent des codes morses qu’il filme. Il filme ensuite les interactions sociales entre les acteurs pendant qu’ils interrogent ceux qui contrôlent le flot de conversations et d’informations, autrement appellé média. Qu’est-ce que les médias sociaux et les émotions qu’ils transmettent aux gens ?

Comment est-ce que les informations peuvent altérer désespérément nos vies ? Virgile collabore avec des artisans du bronze qui créent des plaques gravées qui représentent des sections de câbles télégraphiques et de câble optiques en bronze et en cuivre.

Un centre d’art Marseillais, Triangle France, s’est alors converti en studio de production de contenu pour des canaux câblés et pour internet alors que la france tombe dans l’abysse de l’identité et du nationalisme. Fraisse est venu à Clark House Initiative à Bombay pour questionner un désespoir similaire lié au nationalisme qui se base sur le flot irrégulier et incorrect d’informations qui crée des chambres de commerce cachées que Marseille et Bombay ont toujours partagés.

Sumesh Sharma, New York, 2017