Entretien avec Pierre Malphettes
Une discussion
SP : Pour commencer cette discussion, j’aimerais revenir sur le titre de l’une de tes pièces : Les attracteurs étranges. Il me semble que ce terme qualifie bien l’ensemble de ton travail, qui lie dans une même proposition une dimension poétique indéniable et une dimension scientifique réappropriée (les attracteurs étranges est un terme que tu as emprunté aux sciences modernes).
PM : J’ai toujours été étonné par la façon dont les scientifiques nomment leurs découvertes ou théories, c’est très littéraire, on dirait des titres de poèmes. J’ai lu quelques livres de vulgarisation sur les sciences modernes et j’ai été fasciné à la fois par les phénomènes décrits et par les noms qui leur sont donnés.
SP : Plusieurs notions qui traversent toute ton œuvre, telles que celles du stable et de l’instable, du tangible et de l’intangible, démontrent en effet ton intérêt, voire ta fascination, envers la poésie que dégage les sciences modernes et plus spécifiquement tout ce qui est lié à la physique quantique et à la théorie du chaos. Que peux-tu me dire de ton rapport aux sciences modernes et de la mise à distance par l’absurde que tu opères bien souvent (je pense notamment à des pièces comme Le jardin).
PM : La façon dont les sciences modernes décrivent le monde, a été pour moi une vraie découverte. Des notions, telles que la matière qui est en perpétuel mouvement, l’entropie, les mouvements d’une particule, la flèche du temps, ont changé le regard que j’avais sur les éléments et les objets qui m’entourent au quotidien. Ce sont des théories ouvertes, où le doute a sa place, des interprétations capables à tout moment d’intégrer de nouveaux éléments et d’accepter que ce qui était vrai hier ne l’est plus aujourd’hui. L’homme a une place insignifiante dans cette vision du monde, mais la physique quantique l’intègre néanmoins comme élément déterminant de ses observations.
Ces théories constituent dans mon travail une sorte de toile de fond. Je m’intéresse plus à ce qu’elles évoquent, à l’imaginaire et à la poésie qui en découle. J’observe ce qui m’entoure, je le contemple avec naïveté et j’essaie de m’y coller. Je tente un rapprochement en me faisant apprenti scientifique et en reprenant les choses au début : comment pousse une plante ? Je ne cherche pas à l’expliquer, je veux la faire pousser et la présenter en y introduisant mon propre regard. Ce qui est d’ailleurs plus proche de la science-fiction dans le sens où je cherche à imaginer ma propre place dans cette interprétation du monde.
SP : On pourrait classer en deux grandes familles les matériaux que tu utilises d’une manière récurrente : d’un côté, des matériaux de construction, de chantier (agglomérés, chevrons, câbles électriques, métal, caillebotis galvanisés, bâche transparente) ; de l’autre, des matières intangibles qui évoquent clairement la légèreté, l’évanescence (la lumière, le vent, l’eau…). Peux-tu me parler de ton rapport à la matière, et notamment de cette interaction matériaux-matière qui peut paraître de prime abord contradictoire?
PM : Ces deux grandes familles sont, c’est vrai, très différentes, mais je leur cherche en fait des points communs. Ces matières intangibles évoquent peut-être la légèreté ou l’évanescence, mais quand on s’y intéresse de plus près elles apparaissent surtout régies par des règles très strictes. La construction de la matière, c’est un peu comme de l’architecture, il faut regarder à l’intérieur de la matière, à une autre échelle. On peut aussi regarder la couleur d’un mur comme étant un rayonnement lumineux.
En fait, c’est la confrontation, ou plutôt la mise en parallèle entre le tangible et l’intangible qui m’intéresse. J’aime quand des choses de nature très différentes entrent en résonance l’une avec l’autre. Par exemple, dans No man’s land , il y a une confrontation très forte entre l’espace architectural du musée et un souffle d’air qui vient faire trembler une bâche transparente tendue devant un mur immense. Par là, je cherche à relativiser l’existence et la certitude qu’on a de ce mur, lui donner un peu d’impermanence. Cela me permet de jouer sur la perte de points de repères, sur un déséquilibre tant mental que physique. Je cherche à créer un parallèle entre la circulation des corps dans l’espace et la circulation de l’air. Ou bien, comme dans Cloisonnement, je re-découpe un espace avec des bâches transparentes afin d’y poser des limites physiques, mais pas de limites visuelles.
SP : Tout cela participe d’une même grammaire : tu utilises la contrainte comme un puissant stimulant de l’imaginaire. Queneau disait qu’un auteur oulipien, c’est ” un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir “…Comment définirais-tu cette dialectique très présente dans ton travail, entre liberté et contrainte ?
PM : C’est un des enjeux principaux de mon travail. Le désir de liberté, d’échappée, de débordement est inséparable de sa propre contrainte, et les deux doivent être contenues dans l’œuvre. On retrouve ça dans les deux Tapis, le Roulant et le Volant, dans Dédicace aux oiseaux aussi, où les sacs en plastique volent enfermés dans une ancienne boutique. C’est vrai que j’ai envie de mettre les choses en boîte, de les cadrer. En quelque sorte, pour gagner en liberté, je dois comprendre les contraintes.
L’image de Queneau est très juste. Je m’intéresse depuis longtemps au labyrinthe, mais plutôt à travers les livres de Borges, ou La maison des feuilles de Danielewski, les livres de Philippe K. Dick aussi sont de véritables labyrinthes. Mais je ne suis pas sûr que le plus intéressant soit d’en sortir. Il y a deux visions du labyrinthe : il y a une vision de l’intérieur, où l’on est confronté à un ici et un maintenant, dans le parcours, avec les imprévus, les tentatives, et il y a la vision d’ensemble, où l’on visualise le parcours en entier. Ce qui m’intéresse c’est de multiplier les points de vue et de tenter cette projection de soi-même au-dehors, afin de voir où l’on se trouve dans cet ensemble.
Je pense que certaines de mes œuvres ont un caractère labyrinthique, qu’elles sont comme une parcelle de l’intérieur d’un labyrinthe plus grand. Mais sa représentation littérale ne m’intéresse pas, je préfère poser des jalons à l’intérieur de mon propre labyrinthe.
SP : Pourtant, on pourrait penser au travers de pièces comme Xspace ou Trajectoire de mouche, que tu recherches cette mise en forme littérale, voire quasi tautologique…
PM : Je ne crois pas. Je ne crois pas que mes œuvres soient si tautologiques que cela, elles peuvent l’apparaître, car je suis toujours à la recherche d’un équilibre entre un fond et une forme, et peut être que parfois cela peut amener à une amorce de tautologie, cela peut donner cette idée de chose un peu bouclée. Deleuze disait qu’il aimait les œuvres d’art (il parlait de littérature) pleines comme un œuf et qui fuyaient de toute part. J’adhère totalement à cette idée. Il faut qu’une œuvre s’impose dans sa présence, et qu’à partir de là elle fuit de toute part et qu’elle nous touche de différentes manières, intellectuelles, sensibles et sensuelles. Une œuvre tautologique ne fuit pas, elle ne raconte rien d’autre qu’elle-même, alors que j’essaie d’introduire une chose à un endroit où elle n’a pas forcément sa place, comme une lumière urbaine et publicitaire dans une trajectoire de mouche.
SP : Il y a toujours dans ton travail cette volonté de montrer les rouages, ou en tout cas l’envers du décor. Beaucoup d’artistes travaillent sur cette idée de l’illusion, alors que dans tes dispositifs, on sait toujours d’où vient la lumière, d’où arrive le vent, c’est immédiat…
PM : il n’y a pas de magie, pas d’illusion. Je pense que le fait de montrer les rouages et la technique mise en œuvre pour arriver à un but donne de l’importance à ce but, ou du moins le valorise. Comprendre comment c’est fait, c’est aussi comprendre ce que c’est. Un exemple : Avec Le vent dans les arbres, je veux rendre visible cette chose toute simple qu’est le bruissement et le mouvement des feuilles dans le vent. Les matériaux sont très présents : l’adhésif jaune orangé sur la vitrine, le socle dans lesquels sont encastrés les arbres, les ventilateurs, les deux lampes au plafond. Je cherche le contraste, la reconstitution très plastique de ce jardin est là pour donner encore plus d’importance à l’aspect évanescent, futile, et poétique du vent dans le feuillage. L’installation rentre en dialogue avec le jardin extérieur de la Villa Arson, c’est une œuvre in situ qui trouve sa raison d’être dans les éléments qui la constituent et l’endroit où elle se trouve.
Les lieux d’exposition sont des lieux privilégiés pour mettre les choses en forme, mais l’essentiel se passe à l’extérieur. En modifiant la vision du jardin extérieur, et en reconstituant un phénomène naturel à l’intérieur, j’espère secrètement que le spectateur repartira et observera le vent dans les arbres avec la même attention que dans l’exposition.
SP : J’aime bien ce mot de reconstitution que tu utilises, qu’il s’agisse du Jardin, ou le jour et la nuit. Ce qui est convoqué ici c’est l’envie de faire entrer le monde dans la sphère de l’intime. Cette façon de s’approprier le monde n’est certes pas nouvelle dans ton travail, mais il me semble qu’elle est encore plus présente, peut-être plus assumée dans ce rapport à l’intime. Es-tu d’accord avec cette idée d’un déplacement, d’une évolution à l’intérieur même de ton travail le plus récent ?
PM : Il y a un déplacement du général vers le particulier, vers des observations. Aujourd’hui je m’occupe plus de détails, je n’irai pas jusqu’à dire des histoires. Je ne me dis plus ” il faut tout mettre, il faut qu’il y ait mon rapport à l’espace, à la vie, il faut que tout soit là “, je me suis dégagé de pas mal de choses pour me fixer sur des points de détail, comme la goutte d’eau par exemple. Il y a sans doute une subjectivité qui est beaucoup plus assumée, une poésie aussi. En même temps, ça fait peu de temps pour parler d’une évolution. Mais c’est vrai que de plus en plus, ces idées sur le voyage, sur la déambulation, sur le rapport à l’espace, sont présentes dans des œuvres à travers des regards plus personnels et plus intimes. Je ne sens pas de rupture, à un moment je me suis senti beaucoup plus libre de suivre mes propres désirs, sans chercher à les recoller à une pensée, à un univers artistique que je me serais construit et qui serait dans la répétition d’un même matériau, d’une même idée.
SP : Cela m’étonne que tu réfutes le terme « histoire » pour qualifier ton travail car en ce qui me concerne, je trouve que tes pièces « font histoire » dans le sens où elles font communiquer, où elles nouent dans un même ensemble description, explication et fiction…
PM : Quand je dis “histoire”, je pense à narration. Mes œuvres ne sont pas narratives et je fais une différence avec la fiction. Une fiction, cela peut être juste un évènement. J’aime utiliser des éléments qui sont porteurs d’histoire, mais je ne veux pas raconter leur histoire.
SP : Et pourtant, le Festin raconte une histoire. Cette vidéo et ce journal paraissent tenir un statut particulier dans ton travail : d’abord, tu y as délégué photos et vidéos à tes amis les plus proches, ensuite tu y as introduit un côté quasi autobiographique.
Comment qualifierais-tu ta relation entre cette pièce et le reste de ton travail ? Quelle est la genèse de cette pièce ?
PM : C’est parti d’un désir. Le premier désir que j’ai eu était de balancer quelque chose du haut du toit de chez moi. Je ne savais pas quoi, j’avais envie d’une chute, de quelque chose qui se fracasse, une amie m’a suggéré de jeter un vaisselier, j’ai dit oui, mais avec de la vaisselle dedans. Après, les choses se sont enchaînées naturellement, le vaisselier induit l’idée d’emménagement, ce que je faisais à l’époque, et les idées de partage, de repas, donc de convivialité, de collectif. Il m’a semblé que le support le plus intéressant pour ce projet était la vidéo, j’ai donc naturellement demandé à des amis, dont beaucoup sont vidéastes ou photographes, de travailler avec moi. L’amitié est devenu un des enjeux de ce travail. Tout cela est venu se lier et le projet a trouvé sa raison d’être, entre un désir de jeter quelque chose du haut du toit, et le désir de vivre une aventure collective autour du tournage de ce film.
Quelle relation ce film a-t-il avec le reste de mon travail ? Il est à part, c’est la première fois que je travaille en vidéo, je raconte et documente une histoire, c’est vrai, qui finalement, par le montage, devient presque une fiction. Je ne cherche pas à le raccorder absolument à l’ensemble. Pour moi, il reste lié au Jardin, car quand j’organisais la chute de ce buffet, je rempotais aussi mes avocatiers !
SP : Et le choix du titre ?
PM : Un festin, c’est une réunion de gens qui se connaissent bien et partagent quelque chose. C’est aussi un bon repas, bien préparé et bien présenté. Mais c’est excessif, ça déborde, on boit trop, on mange trop, on parle trop. C’est ce que nous avons fait, on organise cet évènement avec beaucoup de délicatesse et de précision, mais on va plus loin que prévu, et finalement on détruit tout…
SP : Le Festin, c’est aussi, me semble-t-il, un acte de destruction jubilatoire qui affranchit l’homme (l’artiste ?) des contraintes matérielles. Ce vaisselier évoque le domestique, l’embourgeoisement, et ce n’est sans doute pas un hasard si le choix de ce vaisselier s’est porté sur un meuble qui évoque clairement le mobilier de nos grands-mères…
PM : Ce n’est probablement pas un hasard, mais beaucoup de choses m’ont échappé sur les sens qu’on peut trouver à cette vidéo. Tu as raison, cet acte de destruction est aussi une réponse à des histoires personnelles, à une peur de « se fixer », une angoisse du domestique et de l’immobilisme. Ce ne sont pas non plus des questions nouvelles, mais c’est plus spectaculaire, violent et jubilatoire qu’avec Le tapis volant ! Disons que c’est un rite de passage.
SP : J’aimerais que tu me parles de ce projet d’arc-en-ciel sur lequel tu travailles en ce moment et qui verra peut-être le jour à Tours en 2004.
PM : Il verra le jour si j’arrive à le réaliser ! Pour l’instant je ne suis pas encore sûr que cette pièce soit techniquement faisable… L’arc-en-ciel est un phénomène naturel simple, c’est aussi la première manifestation de la couleur, les rayons du soleil se reflètent et sont diffractés par les gouttes d’eau de la pluie qui font apparaître le spectre lumineux. Je veux “sculpturaliser” ce phénomène en le reproduisant artificiellement dans une salle. Je voudrais m’approprier ce phénomène naturel, le comprendre en le reproduisant, c’est un apprentissage de la nature. Une autre chose m’intéresse beaucoup dans ce projet : C’est de définir un point de vue unique. L’arc-en-ciel se déplace en même temps que nous et si nous ne sommes pas dans le champ de réflexion de la lumière, il reste tout simplement invisible. Dans la salle d’exposition, la ” sculpture ” ne sera visible que de certains endroits.
SP :Qu’entends-tu par « sculpturaliser ce phénomène » ?
PM : Le transformer en œuvre d’art. Pour cela j’ai besoin de le refaire et de le déplacer, de le mettre à un endroit où il n’a pas sa place. Je voudrais que le regard qu’on lui porte soit tout à fait nouveau.
SP : C’est un rêve de môme en quelque sorte ?
Pm : Oui, il y a une sorte de gageur, de rêve d’enfant : s’approprier un arc- en-ciel qui est par définition une chose inatteignable, inabordable et intangible. J’ai aussi envie de garder un côté bricolé, quelque chose de fait main, de ne pas jouer une carte scientifique en tout cas. J’ai un livre scolaire qui explique comment faire un arc-en-ciel, mais il donne des solutions pour le projeter sur un mur, ce qui m’intéresse c’est qu’il soit dans l’espace, je ne veux pas une projection de lumière, je veux une présence physique, sculpturale…
SP : Tu tiens à cette notion du bricolé, du fait main…
PM : Oui, je fais beaucoup de choses moi-même, mais mon propos n’est pas d’éblouir le public par ma virtuosité d’exécution. Je ne cherche pas à mettre en avant un savoir-faire dont je serai le seul détenteur, ce côté ” carré privé “, cela ne m’intéresse pas. Tout le monde peut faire pousser des avocatiers, cela ne m’empêche pas de faire une installation avec. Si j’arrive à faire l’arc-en-ciel, c’est juste que j’aurai trouvé la bonne façon de projeter de l’eau, le bon diamètre et la bonne source lumineuse…
SP : Je t’ai entendu présenter ton travail en public à plusieurs reprises, et ce qui m’a frappé c’est que tu en parles d’une façon très technique, très descriptive, comme s’il y avait une difficulté ou un refus de le mettre en perspective, notamment dans sa dimension poétique…
PM : Mon travail n’est pas univoque, il ne se définit pas non plus par une démarche. Chaque œuvre a sa propre histoire, son propre cheminement. La poésie est quelque chose vers lequel je vais de plus en plus, mais je ne définis pas mon travail comme étant quelque chose d’uniquement poétique. Dans mes œuvres, j’ai ce besoin de tout montrer, et quand j’en parle, j’ai besoin de tout décrire. Le mécanisme est le même.
Dans Dédicace aux oiseaux par exemple, il y a l’image poétique de ces sacs qui s’envolent comme si la ville elle-même les envoyait dans le ciel, mais il y a aussi l’idée que ces sacs s’émancipent de la longue chaîne de consommation à laquelle ils appartiennent. Et encore des notions liées à l’ordre et au désordre. Il y a le fait que l’installation soit présentée derrière une vitrine de magasin et il y a la technique employée pour les faire voler. Je dois parler de tout cela pour que les gens comprennent ce que c’est, car c’est important, comme le plaisir que j’ai à regarder un sac qui vole dans le ciel a de l’importance…