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Cycle curaté par Camille Ramanana Rahary

octobre 2023

Le Papotin

Fanny Lallart

Je traîne sur Instagram, une pub pour un programme attire mon attention. Il s’agit d’une émission appelée Le Papotin produite et diffusée par France TV, qui propose à des personnes Neurodiverses d’interviewer des personnalités publiques. Je vais sur le site internet et je lis la description :

« Un magazine atypique, des rencontres et des questions inattendues, des regards croisés spontanés, libres, profondément humains sur la vie et sur le monde. » 

Je remarque le champ lexical de l’authenticité, avec cet usage des termes comme « atypique », « inattendues », « spontanés » et plus bas la description des journalistes recoupe des qualificatifs similaires avec « fraîcheur », « sans filtre », « transparence », « naturel », « réel » ou encore « assumé ».

Les termes « humain » et surtout « libre » reviennent plusieurs fois chacun, et je me demande de quoi les journalistes ici serait-iels libéréxes selon les personnes qui ont rédigé la présentation du programme ? Est-ce qu’il est sous-entendu qu’iels seraient émancipéxes des conventions sociales ? Ou bien des codes médiatiques traditionnels ?

En tout cas se dessine, en creux de cette description, le portrait d’un journalisme conventionnel, avec lequel l’émission tente de créer un contraste. L’audience ciblée pourrait être précisément un public sceptique, voire cynique, ennuyé par les formats télévisuels habituels, trop lissés, policés, pré-écrits qui ne font que dérouler la propagande de l’État dans une mécanique bien huilée. Je pourrais être l’audience ciblée. Ici, on me fait la promesse d’une authenticité totale. Cette sincérité repose sur l’identité même des journalistes, leur Neurodiversité permettrait de convoquer spécifiquement cette méthode, ces valeurs. Le programme essentialise ses sujets pour capitaliser sur leurs identités.

Le propre de la télé. Ok.

Leur nom n’est écrit nulle part.

Puis j’apprends qu’à l’origine Le Papotin était un journal édité en version papier depuis les années 90 à l’initiative d’un éducateur de l’hôpital de jour d’Antony et dont le comité de rédaction était composé uniquement de personnes avec un trouble du spectre autistique. Le journal papier ne suscite pas du tout la même méfiance chez moi, je me demande pourquoi. Je crois que c’est lié à deux choses centrales :

— La diffusion de la version télévisée est d’une bien plus grande ampleur et s’adresse à  un public large.
— Les personnes assignéxes journalistes ne maîtrisent plus les outils techniques et visuels de leur propre représentation, puisque ce ne sont pas elleux qui filment, montent, produisent et diffusent les images.

D’ailleurs, l’équipe de tournage est montrée sur le plateau : on voit les perches, les caméras. Tout participe à cette idée d’un programme transparent, qui ne cache pas les ficelles qui le font tenir. Cette illusion se prolonge avec l’idée que les journalistes seraient les sujets actifs du programme, alors même qu’iels sont les objets d’un dispositif de représentation écrit sans elleux.

Et comme me le fait remarquer mon amie Élise, ça inscrit l’émission dans les caractéristiques du journalisme « de terrain », qui doit pouvoir suivre et réagir aux imprévus grâce à la mobilité du dispositif qui n’est pas contraint par le cadre de l’image. Quelle représentation cela induit-il des personnes filmées ? D’ailleurs, Élise se demande : qui filme-t-on vraiment ?

Je parcours rapidement les épisodes en replay et entre Camille Cottin et Julien Doré je vois immédiatement la tête de Macron. Il n’est pas le premier président à collaborer avec Le Papotin puisque Chirac, puis Sarkozy, se sont déjà « prêtés au jeu » avant lui, pour la version papier du journal.

Lorsque Macron entre sur le plateau, il se met à saluer tout le monde. Je comprends tout de suite que la perversion du dispositif découle du fait que les invitéxes mesurent leur « humanité » à leur capacité à être polixes, souriantxes, décontractéxes face à des personnes Neurodiverses, ces mêmes personnes justement opprimées et dépossédées de leur « humanité » ou de leur « citoyenneté ». Une personne sous tutelle pouvait être interdite de voter jusqu’en 2019. La neurotypie, comme le validisme, sont des systèmes politiques auxquels nous appartenons et participons. Le capitalisme crée les personnes Neurodiverses car elles sont définies comme des externalités à la norme neurotypique permettant au capital de se reproduire et de se maintenir. Les existences des personnes Neurodiverses sont traversées par toutes les oppressions dont le capital se sert pour  exploiter les corps et les ressources. Je ne suis pas directement concernée par la neurodiversité, mais je comprends qu’être une personne autiste signifie appartenir à une catégorie sociale opprimée, tout comme les enfants, les personnes racisées, les personnes queers, cette catégorisation étant produite par la nécessité du capital à s’étendre.

Donc, lorsque la description du programme parle d’« humanité », je réalise qu’implicitement elle ne parle pas de celle des journalistes mais de celle des personnalités invitéxes. J’assiste à une inversion de ce à quoi je m’attendais, le procédé « d’humanisation » se retourne sur lui-même comme on retourne une chaussette. Macron va sortir humanisé de ce dispositif, je le regarde, je commence à le trouver sympathique, je culpabilise de ressentir ça. Je sais pertinemment qu’il est le détenteur d’un pouvoir politique et symbolique qui participe à l’oppression des individus en face de lui. Mais on nous donne l’impression d’autre chose. L’emploi du tutoiement, sa posture, le choix de ses vêtements décontractés sont autant d’artifices qui participent à camoufler la réalité du rapport de force qui se joue pourtant.

Avant que l’échange ne débute, une phrase est prononcée à plusieurs reprises par différentes personnes sur le plateau : « Au Papotin, on peut tout dire ». On me prévient : ici on parle vrai, pas de langue de bois, pas de censure et je me demande sincèrement ce qui peut advenir d’une société où les médias sont obligés d’instrumentaliser des personnes autistes pour montrer patte blanche. L’interview commence et en effet, il semblerait que tout ou presque puisse être dit car les questions s’enchainent et sont pour la plupart assez directes et frontales, comme :

« T’es riche Emmanuel Macron ? », « Êtes-vous un partisan de droite ? » ou encore des questions sur sa vie personnelle et amoureuse. Macron réagit. On le voit sourire, avec sympathie, nostalgie. La mise en scène insiste sur les émotions que suscitent chez lui les questions, des plans rapprochés sur son visage, ses yeux. Mais Macron reste en surface, développe rarement sur le fond, retourne les questions. Macron ne répond pas.

Dans un premier temps, le fait que toutes ces questions puissent être posées à Macron dans le cadre d’un programme télé me surprend. Je suis surprise par l’absence de censure. Puis je réalise que si ces questions peuvent être posées dans un État où la censure s’exerce, ce n’est pas parce que la liberté de la presse progresse mais parce qu’elles ne sont pas considérées comme gênantes. Ces questions ne dérangent pas. Alors que ces mêmes questions déclenchent une répression quand elles sont adressées dans d’autres contextes journalistiques, et surtout, par d’autres personnes. Ici, ces questions deviennent inoffensives. Pendant l’émission, un journaliste pose même une question concrète concernant très directement sa situation : « Comment pouvez-vous améliorer la vie des autistes ? ». Il est frappant de voir que cette interpellation peut avoir lieu, mais qu’à travers la façon dont Macron ne répond pratiquement rien (il n’a visiblement pas préparé ce sujet), elle n’est pas entendue. Cette neutralisation de la portée politique de la parole des journalistes est selon moi une autre stratégie de silenciation que la censure, plus insidieuse et plus difficile à contrer.

Quelle marge de manœuvre avons-nous lorsqu’une essentialisation inoffensive de notre identité précède notre parole ?

Je pense également à une émission voisine du Papotin appelée Au tableau dont le concept est d’inviter des personnalités politiques à se faire interroger par des élèves dans des salles de classe. De la même manière, toutes sortes de questions fusent et les politicienxnes répondent grossièrement, partiellement, sourient, font les gros yeux ou la moue. L’émission se présente comme un format télévisé de vulgarisation politique pour et par les enfants, mais il est assez flagrant qu’iels soient justement dépossédéxes de leurs capacités critiques, politiques. Ce qui intéresse le programme c’est plutôt de mettre en scène leur prétendue « légèreté », « naïveté », ou « liberté », sans jamais les lier à leur propre condition sociale, alors que, comme le dit l’autrice Shulamith Firestone : « Les enfants ne sont pas plus libres que les adultes. Ils sont plein d’imagination et de désirs qui sont en proportion directe avec l’étroitesse de leur vie.1 » Cette phrase est précieuse parce qu’elle opère un renversement important : les fantasmes de la soi-disant « liberté enfantine » viennent de l’observation de comportements qui en fait découlent de leur condition opprimée. C’est précisément parce qu’iels sont oppriméxes qu’iels sont considéréxes comme libres.

Il semblerait que pour certaines catégories sociales opprimées, peu importe la pertinence ou la radicalité de leurs questions, iels sont vouéxes à être éternellement entenduxes en train de « papoter », c’est-à-dire en train de raconter des choses légères et sans importance.

Pourtant, ce papotage est chargé de rage, de désespoir, d’avidité et de tous les affects qui découlent de la survie.

Je pense à un échange de SMS avec mon amie Élise après la manif de jeudi dernier contre la réforme des retraites. J’étais à Paris, j’ai passé l’après-midi dans cet immense cortège sans début et sans fin, on marchait, pour être ensemble, pour se défendre. Je n’ai pas pu m’empêcher de noter le peu de flics et de CRS tout le long du parcours. C’est dire à quel point ces dernières années à Paris m’ont habituée à un certain niveau de répression.

Élise : Bizarrement les keufs étaient stationnés très loin et ne cherchaient pas à intimider donc personne ne s’est énervé.

Moi : Same.

Élise : Je pense que c’est une stratégie, parce que y’avait trop de monde justement. Moi : C’était vraiment la journée pour faire semblant que c’est toujours la démocratie. Élise : Tellement.

Moi : C’est chaud le rapport ambigu que ça entretient aux flics parce que quand c’est violent et méga réprimé on est trop vnr de ne pas pouvoir manifester sans manger 10kg de gaz, mais quand ils sont peu et loin on a l’impression que ça ne sert à rien et que ça ne dérange personne…

C vraiment les perspectives de lutte que nous offre un État libéral : pour avoir l’impression d’être entenduxes il faut qu’on soient répriméxes.

Élise : Le truc aussi c’est que dans les deux cas c’est eux qui choisissent. C vraiment eux qui ont le contrôle du récit à travers le type de performativité qu’ils veulent voir/ faire apparaître.

Quand est-ce que nous sommes perçuxes comme menaçantxes ? Quand est-ce que nous sommes perçuexs comme inoffensifves ?

Ce n’est pas toujours bon signe que les flics se tiennent loin.

Ce n’est pas toujours bon signe qu’une question puisse être posée.

Je crois que notre échange de SMS dessine deux façons dont on peut être entenduxes  lorsqu’on s’adresse à des instances de pouvoir : soit nous sommes entenduxes comme en train de papoter, soit comme en train de crier.

Je pense à ça car Sara Ahmed me vient, elle qui a beaucoup écrit sur comment nos plaintes sont perçues dans les institutions. Elle dit :

« Tu dois crier parce que tu n’es pas entenduxe. Si tu dois crier parce que tu n’es pas entenduxe, tu es entenduxe comme étant en train de crier. Quand les plaintes sont entendues comme des cris, les plaintes ne sont pas entendues.2 »

Si nous sommes entenduxes en train de papoter nous sommes infantilséxes. Si nous sommes entenduxes en train de crier nous sommes répriméxes.

Discuter avec les instances de pouvoir ressemble à un piège où quoique nous fassions, nous sommes coincéxes entre ces deux modalités d’énonciation. Ce que nous avons à dire ne peut être entendu car il n’est pas dans l’intérêt des personnes à qui nous les adressons de les entendre. Il y a nous faire entendre, et nous faire comprendre. Lorsque nous essayons de nous faire comprendre auprès des personnes qui ont le pouvoir, le cadre de l’échange nous préexiste et ce n’est jamais nous qui le fixons. Une direction qui dit à ses salariéxes qu’elle est pour le dialogue, que sa porte est ouverte, restera une entourloupe tant qu’elle existera en tant qu’entité de direction.

On change d’adresse. On ne parle plus aux instances de pouvoir, mais aux individus qui peuvent partager certaines de nos conditions. L’auto-détermination, l’auto- organisation sont des façons plus efficaces de passer nos mots et notre salive. Nous essayons de ne rien attendre de celleux qui décident pour nous, nous essayons de reprendre le contrôle de nos propres sorts, en inventant d’autres langues. Des langues que nous voulons indisciplinées, irrécupérables, indéchiffrables par celleux à qui elles ne s’adressent pas. Nous nous réapproprions le papotage et les cris, jusqu’à en faire des modes d’énonciation que nous revendiquons.

J’écrirai en majuscule

d’une balle dans la tête, emmanuel macron

CE MATIN À LA RADIO

D’UNE BALLE DANS LA TÊTE, EMMANUEL MACRON

 

FAIRE LE RÊVE ENTÊTANT

D’UNE TRÈS GRANDE

ET TRÈS BELLE EXPLOSION GROS CHAMPIGNON

DONT LE SOUFFLE SE RESSENT

SUR DES KILOMÈTRES

 

LES LAISSERAIT TOUS POUR MORTS

PLUS RIEN

 

ET

NOUS SOMMES OK BIEN SÛR

NOUS NE VIVONS PAS DANS LES MÊMES ESPACES

LISSES ET GARDÉS

 

ON UTILISE

LES CENDRES DE LEURS COSTUMES

RÂTES DENTS CARTES

AUTOUR DE NOS CHOUX POUR REPOUSSER

LES LIMACES

 

JE ME RÉVEILLE HORNY AS FUCK

CE MATIN À LA RADIO

D’UNE BALLE DANS LA TÊTE

Le développement de langues qui nous sont propres se heurte à ses limites inhérentes. C’est parce qu’elles échappent à celleux qui nous oppriment qu’elles sont précieuses, mais c’est parce qu’elles leur échappent que nous ne sommes pas perçuxes comme  entendables par ces mêmes instances de pouvoir. L’écriture de ce texte est traversée par des luttes, dont la résistance que nous organisons contre la réforme des retraites. Nous sommes en mars 2023 et plus que jamais je me demande comment être entendue par un gouvernement qui décide du temps que j’ai pour vivre ? Ces dernières semaines ont montré que nous avons beau être extrêmement nombreuxses  à manifester notre opposition, aucune de nos voix ne semble suffisamment entendable. 

Le propre d’un rapport de pouvoir est que tant qu’il est vécu comme tel, c’est que nous ne pouvons pas nous en soustraire. Alors l’autonomie de nos langues se pose au regard des oppressions que nous vivons.

Pour être entenduxes, il faut que nous partagions une langue commune avec les sujets auxquels nous nous adressons. Comment partager une langue alors même que celle que nous déployons dans un rapport de force se définit par sa capacité à échapper à la langue hégémonique ? Élise me le formule de façon limpide dans le très beau texte qu’elle m’a envoyé il y a quelques jours : 

« Il y a cet enjeu qui me paraît fort compliqué, qui est celui de parvenir à faire considérer et reconnaître aux gouvernants qu’une parole existe sous la forme de tout ce qu’ils ne voudront pas assimiler comme tel3 ».

La notion de négociation, me vient. Négocier serait parler avec la langue hégémonique pour arriver à nos fins. Négocier serait trouver des stratégies pour ouvrir des failles par lesquelles nos mots passent. Faut-il négocier ? Jusqu’où pouvons-nous négocier ?

Par exemple, nous pouvons être drôles alors que nous essayons de faire entendre ce qui nous ronge.

C’est le soir et je me rends à contre-cœur au Mucem. Je vais écouter une conférence intitulée « Transition de genre : la société suit-elle vraiment ? » et j’appréhende d’être spectatrice de la capacité sans cesse renouvelée de ce genre d’institutions à récupérer, neutraliser ces sujets.

Sur scène il y a Farrah Youssef, militante, qui nous parle de l’assassinat d’une camarade travailleuse du sexe, tuée au milieu de la nuit au bois de Boulogne4. Au centre de l’amphithéâtre, elle raconte cette histoire, puis d’autres, elle rend hommage, rend visible, rend justice. Et à plusieurs reprises, la salle pleine à craquer, pleine de gens d’horizons pas très différents, majoritairement blancs et cis, rit. Farrah Youssef ponctue ses prises de parole de blagues drôles, incisives. Elle nous prend par la main. Elle déploie un mode de représentation qui la rend plus entendable. L’humour peut être une façon de négocier. Lorsque certaines histoires se heurtent au mur réactionnaire, répressif, que les personnes de pouvoir érigent pour ne pas être confrontées à elles-mêmes et à la domination qu’elles exercent, l’humour peut être un outil pour faire passer ces histoires quand même. Les faire passer par-dessus, à travers ce mur. Parfois, nous devons faire passer des affects pour d’autres, faire passer le désespoir, la colère, pour quelque chose dont on peut rire. Une hybridation étrange qui me fait penser à l’humour de ma mère, d’origine arménienne, qui lorsqu’elle me parle du génocide et des catastrophes que sa famille a traversées, le fait toujours avec un ton très spécifique, où dérision, mélancolie et dépit sont entremêlés de manière inexplicable. Un humour propre aussi il me semble à d’autres diasporas, qui ont dû trouver des subterfuges pour rendre audibles leurs histoires sans renoncer à  la puissance des émotions qu’elles convoquent. Sa complexité me paraît quasiment impossible à analyser, peut-être aussi parce que j’ai l’intuition qu’il ne faut pas, que c’est parce que cet humour reste indéchiffrable qu’il est une force, ainsi il passe les murs mais résiste à la récupération. 

S’efforcer de passer.

Avoir un bon passing neurotypique, performer des genres reconnus et reconnaissables.

Le passing de nos affects. Fabriquer une dissonance entre ce que nous disons et la manière dont nous le disons, pour que notre histoire soit entendue comme harmonieuse.

Nous faisons (gratuitement) le travail de dire doucement, dire à moitié, dire avec le sourire, dans l’espoir que peut-être, une partie de ce que nous essayons de dire, passe.

Jusqu’où pouvons-nous négocier ? Qu’est-ce que nous coûte la négociation ?

À la fin de cette même conférence, la journaliste en charge du débat, a demandé à toustes ses invitéxes si iels avaient de l’espoir, pour : « terminer la soirée sur une note positive ». Je me suis demandée qui dans la salle avait besoin de terminer sur une note positive ? Qui cela protégerait ? Pourquoi fallait-il permettre à certaines personnes de ne pas partir en ressentant de la honte, de la tristesse, de la colère, de la culpabilité ? 

Rester in-entendables est un acte d’insoumission. C’est Sara Ahmed qui me vient encore et son travail autour de la figure féministe de la rabat-joie, précisément celle qui n’est pas drôle, qui, à un dîner de famille, au travail ou dans un bus, exprime que quelque chose ne va pas, raconte une histoire, et casse l’ambiance. Elle intervient, coupe un moment et dans cet espace qu’elle crée elle dit : vous ne pouvez plus continuer à rire sans moi, je ne peux plus produire l’illusion d’une joie partagée. Ne pas sourire et ne pas faire sourire est une stratégie disruptive. Nous rabattons la joie lorsque nous arrêtons de négocier.

16 mars 2023, 14h30.

Il semblerait que le temps de la négociation soit révolu.

Après des semaines de mobilisation contre la réforme qui prévoit l’allongement du temps de travail dans nos vies, j’apprends que le gouvernement vient d’empêcher le vote de l’assemblée en utilisant pour la Xème fois de son quinquennat l’article 49.3. Une  semaine plus tard, les mobilisations pour défendre l’eau en tant que bien commun à Sainte-Soline sont violemment réprimées, dans le gaz, la boue et le sang, nous offrant les images révélatrices de centaines de CRS gardant un grand trou, d’un État au bord du gouffre, prêt à tout pour protéger du vide.

À la fin de l’épisode du Papotin, vous verrez, il est frappant de constater à quel point Macron est tactile avec les journalistes. Il leur prend la main, leur fait des tapes de sympathie sur les cuisses, les épaules. Que faire de deux corps qui se touchent alors même que par la parole ils ne sont pas en lien ? Comment ne pas voir, entre ces deux mains qui se serrent, l’espace persistant qui les sépare. L’espace de l’adresse étouffée.

L’espace sourd

de la transaction.

 

J’ai peur que nos paroles, alternativement perçues comme inoffensives ou dangereuses, alternativement méprisées ou réprimées, finissent par laisser place au silence. Le silence propre à la sidération. Le silence propre à l’épuisement. Ces silences bavards, qui parlent en négatif. Ceux qui m’obsèdent. Ceux à partir desquels l’écriture vient, comme une traite, jamais assez fiable. « Derrière l’histoire que je raconte se trouve celle que je tais. Derrière l’histoire que vous écoutez se trouve celle que j’aimerais pouvoir vous faire entendre.5 » disait Dorothy Allison. Une écriture émancipatrice part de ces silences et fait l’exercice impossible de les faire passer du côté du dicible.

Une méthodologie révolutionnaire entretient une préoccupation constante et entêtée non pas pour ce qui est dit, mais pour ce qui est tu. Pour ces silences et celleux qu’ils protègent. C’est pour cette raison que s’intéresser aux conditions d’énonciation de nos subjectivités signifie réfléchir à ce que nous ne pouvons pas dire, à ce que nous disons à moitié et à ce que nous disons qui n’est pas entendu.

Nous sommes là, inoffensifxves, dangereuxses, silenciéxes, et de la même manière qu’il     est impossible à ma parole d’échapper au piège qui lui est tendu, je me sens piégée dans mon propre texte. Maintenant que j’ai décrit le cadre indépassable de nos modalités d’énonciation face au pouvoir, terminer ce texte est particulièrement compliqué. Je suis toujours rattrapée par une sorte d’injonction à proposer des perspectives d’espoir et de résolution. Moi aussi, il semblerait que je ne puisse m’empêcher de vouloir finir sur « une note positive », pour me protéger, nous protéger, de ce que le désespoir et la peur peuvent faire à nos communautés, aux mouvements.

« Let this radicalize you, rather than lead you to despair6 ».

Cette phrase de Mariame Kaba pourtant, est toujours accrochée au-dessus de mon bureau, sur un petit post-it dont le rose a décoloré avec le temps mais dont la puissance des mots ne faiblit pas. Des gens en font des t-shirts, des pancartes. Je la garde avec moi comme la promesse d’une très grande et très belle explosion.

1. Shulamith Firestone, Pour l’abolition de l’enfance, Lyon, tahin party, 2007  
2. Sara Ahmed, Complaint and survival, 2020
3. Élise Legal, L’Anguille
4. Vanesa Campos a été assassinée d’une balle dans le thorax, sur son lieu de travail, au bois de Boulogne, en août 2018
5. Dorothy Allison, Deux ou trois choses dont je suis sûre, Cambourakis, 2021
6. Mariame Kaba, Let’s this radicalize you: Organizing and the Revolution of Reciprocal Care, Haymarket Books, 2023

Image : capture d’écran de l’émission Les rencontres du Papotin, avec pour invité Emmanuel Macron, 2023