Triangle-Astérides

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Denis Prunier

1993, 1994

Denis Prunier est résident d’Astérides en 1993 et 1994. 

Denis Prunier est né en 1964 à Caen (FR), où il vit et travaille

Chauffeur, suivez cette… sculpture

Stéphane Lemercier : Mon dieu pourquoi tous ces gadgets ?
Denis Prunier  : Alors que Dame Nature est si parfaite ?
Aphorisme nocturne.
De l’avis de ses proches, Denis Prunier n’est pas du genre à jouer au meccano les dimanches de pluie.
D’ailleurs pour éviter les week-ends mouillés, il s’est carapaté fissa de sa Normandie natale pour hanter la belle de Mai, haut lieu de la bricole et du recyclage
en tout genre. Ça s’organise par cycles, par couches successives et la mécanique associée à l’organe, ça tient en l’air comme par miracle. Pas tant que je veuille insinuer que le milieu a imprimé
son empreinte, non, mais il y aurait comme qui dirait des prédispositions, un certain négligé ou en terme médical de sérieux antécédents que ça ne m’étonnerait pas.

Pour un visiteur pressé, les sculptures des années 90 étaient clairement identifiables. La poétique hésitait entre Fluxus et le Club Mickey, toutes concentrées qu’elles étaient sur la notion de jeu,
d’échange et de gentille rigolade. la vie de château était composée de bois de cagettes, aérienne, élégante. l’artiste se livrait à une graphie spatiale un rien précieuse.
On pourrait même dire qu’il y avait intentionnellement ou pas une volonté de parti pris, un désir de plaire, de ne pas renverser d’emblée le carafon sur la nappe des ancêtres. On faisait dans le courtois, un rien grunge.
 
Depuis lors, le cas s’est aggravé. Refaire le coup du désenchantement au vu que ce qui nous attend, serait légèrement déplacé (minimalisme techno + scientisme new age), du Bossuet sur les ruines du 11 septembre. Déplacé. Hors sujet. Néanmoins, l’heure n’est plus à la rigolade et un jour vraiment, il faudra choisir entre les brèves de banquet et l’humour radical qui scie la vérité en deux. Dans le cas de Prunier, l’humour salvateur a davantage ses origines dans l’univers cinématographique : le plan dans Viridiana où l’amant éconduit se pend avec la corde à sauter de la gamine apparue dans la scène précédente, la violence délirante des 2 000 maniacs, Fellini et son rhinocéros, la scène finale de Folies de Femmes où le corps de Von Stroheim est balancé aux égouts. C’est-à-dire des constructions visuelles perverses, des projections visuelles où l’œil se retourne. Raccourci. Au plus vite. Au plus juste.
Tellement vite que ces projections prennent place là où le réel se tenait et s’y installent avec l’insistance d’un gosse effronté. C’est plus fort que nous, une fois signalées on ne peut plus s’en défaire. Elles ont levé le voile.
 
En terme de vitesse, il faut loucher du côté des Young British Artists pour saisir la mesure. les Français possèdent de façon moindre cette culture du Night Clubbing dont Sarah Lucas et Tracey Emin sont les parfaits exemples. À la suite de la scène anglaise des années 80, cette nouvelle génération n’a jamais vraiment renoncé au geste sculptural. Ils ont simplement opté
pour une sculpture plus visuelle, moins plastique, au devenir-image choc et provocateur. Ces sculptures sont les pirouettes ultimes de leur univers speed ; un univers en accélération
au risque du crash visuel permanent. Cette misère flamboyante, Prunier l’exprime à sa manière. Ses travaux s’organisent de façon étrange, une passerelle fragile entre sculpture et image, un moyen terme désolé de n’être que ça. En bon élève de Dietman*, les sculptures se feront tôt le matin pour être défaites tard le soir, entrecoupées de roulage de clopes, d’allers-retours multiples et nerveux, Atelier/Appart, Appart/Atelier, Atelier/M. bricolage, Appart/Ed. Ouf ! Prunier, c’est bip bip coyote. De la répétition comme forme de changement**.
Même chose pour les sculptures, pourquoi perdre son temps en sophistications incongrues ? Ruons. Le puzzle a construire sera fixé à l’arrache avec un pistolet à colle. On brûlera des éponges en guise de toasts matinaux et amoureux. On se le jouera social en customisant une casquette-quartier-nord en trois feux Mondrian (la culture pour tous), un walkman sera sacrifié (hommage à Pierre Boulquiès). Discrètement, ces sculptures nunuches désamorcent l’esthétique Maison et Tricot, objet du monde publicitaire et des artistes pop. Un monde où les artistes rêvent de vivre entourés de leurs sculptures alors que tout l’enjeu consiste à s’en débarrasser une-bonne-fois-pour-toutes. Hors vue. Hors-champ. Surtout ne pas rêver.
La vitesse d’exécution de ces sculptures vise peut-être l’éviction de leur objet même. Seul le titre restera, le sourire du chat du Cheshire, le titre-jeu de mots comme dernière sculpture.  Duchamp déclarait : « J’ai la vie d’un garçon de café », chose à quoi Prunier pourrait ajouter : « J’en ai l’humour ». Le mauvais jeu de mots   encombre sacrément le White Cube ripoliné.
  Aussi gênant qu’un dessin à la matière fécale de Jacques Lizène ou que l’homme qui tousse de Christian Boltanski. Même chose pour les collages (ces sculptures en deux dimensions). Ciseau. Colle. La réalité des corps sera d’autant plus effrayante qu’on l’envisagera point par point, détail après détail, membre après membre. Inventaire macabre a contrario de la scène première du Mépris de Godart où BB énumère ses parties charnues à l’usage de son amant. « Tu aimes ma sculpture ? ». La pièce intitulée Les têtes et les   jambes et qui sera un des moments forts de l’exposition à la Grande Galerie des Bains-Douches abonde dans ce sens. Imaginez les pièces d’un Bowling en céramique composé de jambes roses kitsch et de têtes sanguinolentes. Glissez les doigts entre les deux orifices énucléés, la bouche ouverte. Visez.
 
On peut rire de ça, on peut en vivre. On peut vivre de tout. Les bras m’en tombent. « Dans la tragédie, il n’y a pas de problèmes***. »

 
* A ce sujet relire l’entretien entre Erik Dietman et Bernard Lamarche-Vadel dans le catalogue de l’exposition Qu’est-ce-que l’art français ?
  ** L’artiste est d’ailleurs féru de musiques répétitives et électro
  *** Frédéric Nietzsche, du vénilia sur contreplaqué …

- Texte de Stéphane Lemercier