Isabelle Frémin
Isabelle Frémin est résidente d’Astérides en 2010. Les archives de Triangle-Astérides ne permettent pas de déterminer les dates exactes ni la durée de cette résidence en 2010.
«
La vie mode d’emploi
»
« …au pays de la technique, la réalité immédiate s’est transformée en fleur bleue introuvable. »
-Walter Benjamin
Isabelle Frémin lutte contre le temps. Un temps technologique, cybernétique, qui prive l’homme d’un rapport quantifiable et intelligible au réel. Compter, voyager, communiquer. Autant d’activités qui n’ont plus le même sens à l’ère de la calculatrice high-tech, du TGV et de twitter. En effet, tous ces nouveaux outils modifient durablement notre perception du quotidien et y imputent de sévères distorsions. De ces mécanismes pervers, Isabelle Frémin a pleinement conscience. Bien plus que d’une démarche artistique, c’est d’une tentative de compréhension globale des enjeux sociaux, économiques et culturels qui façonnent notre monde dont elle se revendique. Cependant, ses œuvres empreintes d’humour et d’une certaine naïveté font l’économie d’une critique moralisatrice envers notre système productiviste et consumériste. Tel un scout découvrant les joies de la simplicité volontaire, Isabelle Frémin s’amuse à confectionner des objets afin de mettre à l’épreuve un savoir-faire artisanal devenu caduc. L’œuvre Système D’s not dead illustre à merveille cette démarche de concurrence dérisoire. Deux crayons à papier (gracieuseté d’IKEA) sont emboîtés l’un dans l’autre et retenus par des allumettes qui leur servent de goujons. Par son titre évocateur, l’assemblage réfère de façon explicite à l’ingéniosité du géant suédois en matière de design. Cependant, en récupérant des objets usinés pour en faire une sorte de « ready-made assisté », l’artiste fait elle aussi preuve de débrouillardise et se positionne ainsi en rivale. Ludiques, voire même parfois récréatives, les œuvres d’Isabelle Frémin traduisent la sagacité et la finesse de leur inventeur, ainsi que son amour des formes simples et efficaces.
Performance sportive
Dans ses sculptures et installations, Isabelle Frémin utilise principalement le bois, matériau noble et écologique s’il en est un, auquel elle se confronte dans un rapport qui tient à la fois du défi sportif et de la quête minimaliste. En effet, face à la contrainte et la rigidité de ce médium, l’artiste cherche à repousser sans cesse les limites de la matière, à la recherche du geste essentiel. C’est pourquoi malgré le caractère conceptuel de l’œuvre finie, il y a souvent une dimension performative dans l’art d’Isabelle Frémin. Comme si l’objet créé servait d’amorce à une action future, même purement hypothétique. Servant ici de socle – au sens propre comme au sens figuré – pour un « Départ » en dos crawlé, l’œuvre devient ailleurs un prétexte pour une performance sonore à l’issue de laquelle se révèle « Le clou » du spectacle. Dans le premier cas, la sculpture s’offre dans une immédiate simplicité : un tremplin fait d’une section de tronc d’arbre, muni d’une barre latérale permettant au plongeur de s’élancer du haut de son promontoire. Toutefois, c’est dans l’effort d’imagination que le spectateur doit fournir pour se représenter le nageur en slip de bain, perché comme un oiseau sur sa branche, que l’œuvre puise toute sa force de frappe humoristique. À l’inverse, c’est dans le dénouement du spectacle, après 45 minutes d’improvisation au diapason de la perceuse et du rabot, qu’émerge finalement la sculpture au format dérisoire : un clou.
Kit du parfait petit bricoleur
On l’aura compris, c’est en détournant les objets de leur fonction initiale et en jouant sur le sens des mots que l’ancienne élève des beaux-arts de Rennes opère la métamorphose du monde qui l’entoure. Éprouvant une fascination teintée d’ambivalence pour le « packaging », cette science du marketing visant à accroître le désir du consommateur en proposant des emballages toujours plus attrayants, l’artiste s’en approprie les codes pour ensuite les tourner en ridicule. La tente « trois mois » est le symbole même de ce travestissement. Contrairement au modèle de la tente instantanée « 2 seconds » commercialisée par Décathlon, celle d’Isabelle Frémin s’apparente davantage à une architecture vernaculaire, d’aspect brut et massif. Économique, puisque tous les éléments qui la constituent proviennent d’un seul et même tronc d’arbre, la tente « trois mois » est pourtant l’antithèse de l’objet commercial à usage unique. Bien qu’accompagnée d’un mode d’emploi permettant à chacun de retracer les étapes de la construction, de l’équerrage du tronc jusqu’à l’assemblage des chevilles et de l’armature, son montage requiert quelques outils de menuiserie, ainsi qu’une bonne dose de patience. À sa manière, l’artiste moque l’utilisation abusive de mode d’emploi aux explications confuses, aussi bien dans le monde du bricolage que dans celui de l’art contemporain. Pour pousser encore plus loin cette parodie publicitaire, Isabelle Frémin présente la série limitée de huit coffrets uniques contenant une vidéo explicative montrant l’artiste au travail durant les trois mois qu’on nécessité la construction de la tente. De ce point de vue, Isabelle Frémin s’inscrit dans la lignée des artistes à la démarche « inutile », tel que Jean-Baptiste Farkas et son projet IKHEA ©services, qui propose outre un manuel de « passage à l’acte » à l’attention des personnes désireuses de « refaire » leurs intérieurs, une assistance à domicile. Tout comme l’installation Treehouse Kit de l’artiste israélien Guy Ben-Ner, qui transforme un arbre en mobilier de salon, la tente « trois mois » et ses dérivés questionnent de façon ironique notre mode de consommation et notre rapport à la nature à l’ère de la reproductibilité technique. C’est donc cette opposition, moins binaire qu’il n’y paraît, entre fabrication artisanale et engouement mitigé pour l’objet industriel qui définit l’une des problématiques en jeu dans le travail d’Isabelle Frémin.
Time-out
Or, une autre des stratégies employées par l’artiste consiste à faire prendre conscience au spectateur de l’écoulement du temps. En anglais, on désigne par « time out » un arrêt de jeu convoqué par l’une ou l’autre des équipes adverses. Le terme « out » traduit alors une limite d’ordre spatial et temporel en dehors de laquelle toute action est jugée nulle et non avenue. Pareillement, dans sa pratique sculpturale et vidéo, Isabelle Frémin met à jour des sortes d’arrêt sur image, qui propose une réflexion à la fois critique et humoristique sur la manière dont on consomme le temps dans nos sociétés occidentales. L’œuvre la plus emblématique de cet état de suspension est L’horloge dateuse manuelle, une pièce exhibée à l’occasion de l’exposition Perspective cavalière dans les modules du palais de Tokyo, en février 2010. Celle-ci est constituée d’un cadran ainsi que d’une multitude de pièces en bois. Le principe en est simple, comme le dit la notice : « Il vous suffit toutes les minutes de changer l’heure et une fois par jour la date. » Au lieu d’être condamné à regarder impuissamment s’égrener les secondes, l’homme devient acteur, sinon esclave de son propre temps. Comme le promet l’artiste : « Vous aurez ainsi la satisfaction d’être votre propre instrument de mesure du temps. »
La minute 23 est quant à elle une vidéo qui montre l’artiste en train de sculpter le chiffre 23 dans un bloc de bois, alors que défile en haut de l’écran un « time code » fait manuellement. Pour réaliser cette vidéo, Isabelle Frémin a d’abord buriné chacun des chiffres dans des pièces de bois (60 en tout !), puis elle les a photographiés individuellement de façon à obtenir une série d’images. Il ne lui restait plus ensuite qu’à animer ces images de façon à les faire se succéder rapidement, reproduisant ainsi le mouvement d’un chronomètre numérique. On pourrait s’interroger sur la pertinence d’un tel travail, au demeurant long et fastidieux, alors qu’il existe des appareils qui remplissent la même fonction à moindre coût. Cependant, c’est encore une fois au cœur de la démarche fictivement concurrentielle et absurde de l’artiste que réside tout l’intérêt de l’œuvre. En effet, en essayant de reproduire de façon artisanale un objet mécanique, la sculpteur se réapproprie la part d’inventivité inhérente à toute création industrielle. C’est ainsi que l’apparente mise en échec de l’artiste se mut en une action qui vise à redonner une certaine dignité à l’objet manufacturé et par ricochet, à son concepteur.
Sur un mode quasi philosophique, Isabelle Frémin souligne le caractère dérisoire de son entreprise par la mise en abyme du geste en train d’être posé et du résultat obtenu. Comme si le fait de voir l’artiste à l’œuvre nous permettait de mieux envisager l’ampleur du travail accompli et la persévérance dont elle doit faire preuve. À la différence du Chaplin des Temps modernes qui subit l’aliénation du travail à la chaîne, l’artiste s’impose de plein gré une production systématisée, comme un défi personnel visant à tester les limites physiques et psychologiques de son art. Enfin, comme si cette lutte contre le temps ne lui suffisait pas, l’artiste-démiurge voudrait en plus rivaliser avec Dame Nature. Il paraîtrait même qu’elle caresse secrètement le fantasme d’inventer une machine à faire le vent…
Texte de Septembre Tiberghien, avril 2011
Le portrait de Isabelle Frémin a été réalisé dans le cadre d’une invitation à Portraits, la galerie.