Conversation avec Randa Maroufi
Randa Maroufi, l’atelier itinérant
D’Amsterdam à Casablanca en passant par Angers, Randa Maroufi explore des géographies connues. Cependant, en s’insérant dans des interstices et en développant des récits inattendus, elle relit des histoires locales et destins personnels. Des lignes directrices se dégagent de son œuvre, il s’agit des notions de rencontre, de communautés mais aussi de déplacement. Quoi de plus naturel pour une artiste qui a tout d’abord étudié aux beaux-arts de Tétouan au Maroc puis aux beaux-arts d’Angers avant de perfectionner sa pratique filmique au Fresnoy. Elle est aujourd’hui pensionnaire de la Casa Velázquez à Madrid. Ses œuvres ont été montrées au MoMA, à la Biennale de Marrakech ou encore aux rencontres de Bamako. Dernièrement (septembre 2017), elle a pris part à Prospectif cinéma au Centre Pompidou. Le film, Le Park, a été acquis en 2017 par le Centre national des arts plastiques. Lors de ses nombreux voyages, l’œuvre de Randa Maroufi ne se construit pas dans un studio précis mais dans des « territoires nécessaires », des lieux qui s’imposent dans la vie d’un artiste, tels qu’un bureau prêté par un ami, un logement de résidence ou un petit espace aménagé dans sa propre chambre.
Loïc Le Gall : En début d’année, tu as passé un mois et demi en déplacement aux Etats-Unis pour aider une amie artiste sur l’un de ces projets. Est-ce que tu prends du temps pour les tiens ? Comment se passe ce temps de travail en camping-car ?
Randa Maroufi : J’ai dû réserver un mois et demi pour aider une amie à son tournage dans le désert du Nevada. Malgré l’accès à internet très limité et un ordinateur qui ne fonctionne que quand il est branché, j’ai réussi tout de même à finaliser le montage son de mon dernier film «Stand-by Office » dans ces conditions et à envoyer de gros fichiers pour des expositions (pour qu’ils puissent effectuer des tirages). J’ai aussi réussi à avancer sur l’écriture de mon prochain film et à préparer des dossiers de mécénat et de demande de bourses.
Ce n’était pas facile de me concentrer uniquement sur mes projets mais j’en ai profité pour connaître davantage les techniques de prise de son. Je peux donc considérer cette période comme une sorte de formation.
LLG : Le temps de travail de l’artiste est de plus en plus fragmenté, d’autant plus pour les artistes qui réalisent des films. L’atelier a tendance à disparaître au profit de studio prêté dans le cadre de résidence par exemple, ou d’atelier partagé avec d’autres artistes. En outre, bon nombre préfère maintenant s’installer dans des cafés, sur leur table de cuisine, à la manière d’un écrivain. En effet, les pratiques artistiques ont grandement évolué, ce n’est une surprise pour personne. Quelle est ta relation avec ton « lieu de travail » ?
RM : Du moment que j’ai une bonne connexion, ma machine, mes disques durs externes et de l’électricité, je peux travailler de n’importe où même si je préfère mon petit bureau chez moi à Clichy où je peux travailler dans le calme et isolée du monde extérieur.
LLG : Comment se déroule la genèse d’un film ? Quels sont les déclics qui t’amènent à travailler sur un sujet précis ?
RM : Un film se construit au fur et à mesure de rencontres, ou parfois se base sur une image que je trouve sur les réseaux sociaux, un souvenir de la vie de tous les jours ou un événement fugace. Lorsque j’ai saisi cet instant, je couche l’idée sur le papier, puis, dans un second temps, je reviens dessus après l’avoir digéré et imaginé un moyen pour traiter le sujet. Par exemple pour La grande Safae, ma famille parlait souvent d’une personne qui a existé mais que je n’ai pas connue.
LLG : Ce film s’inspire de la vie de cette « Grande Safae », un homme travesti qui travaillait pour ta famille.
RM : En effet. Parfois dans la rue, on me disait : « Regarde là c’est un Safae ». Mais je ne comprenais pas qui c’était, quelle était son identité. J’ai ainsi décidé d’enregistrer des gens de mon entourage sans qu’ils le sachent, et je leur demandais de me parler de ce personnage. J’ai laissé cette matière en jachère et je suis revenue plus tard dessus. J’ai essayé de construire une fiction ou quelque chose qui mêle le documentaire et la fiction. Pour Le Park, autre exemple, mon point de départ, c’était des images qui étaient partagées sur les réseaux sociaux et que je collectais. C’est ma petite collection d’images absurdes. Je me suis retrouvée avec des images très disparates, impossibles à relier ensemble, telles que des images de saisies douanières - des canettes de bières déguisées en canettes de Pepsi, afin de les consommer dans l’espace public au Maroc - ou des gens qui posent avec des armes – des photographies à la fois violentes et insensées. J’ai finalement décidé de travailler ces images brutales qui sont devenues la structure du film. Pour Stand-by office, c’était une rencontre. Lors d’une balade à Amsterdam, par hasard, j’ai remarqué la mention « we are here » inscrite sur un mur. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une annonce pour une soirée ou quelque chose de festif, j’étais intriguée. Devant le bâtiment, deux hommes parlaient en arabe. Je leur ai demandé ce qui se passait ici. Ils m’ont répondu qu’ils faisaient partie d’un groupe de réfugiés, installé dans des bâtisses vides en banlieue. Ils m’ont invitée à découvrir un des lieux, des bureaux des années 2000 abandonnés, servant finalement d’habitations. Ce contraste m’a frappé. J’ai cherché à créer avec les gens présents une fiction mêlant histoires personnelles et histoire du lieu. Concernant mon nouveau projet de Ceuta, je me suis nourrie d’une histoire familiale. Mon père était inspecteur de douane, et il ramenait parfois des produits de saisies que l’on consommait. Quand on allait à Ceuta [enclave espagnole sur la côte marocaine], une peur et une tension étaient particulièrement tangibles à la frontière. Je n’ai jamais pensé faire un projet là-bas jusqu’au moment où j’ai été invitée à la résidence d’artiste Trankat [résidence d’artiste située à Tétouan au Maroc], dirigée par Bérénice Saliou. Tétouan et Ceuta sont très proches, c’était donc l’occasion de développer ce projet. A proximité de la frontière, je pouvais la parcourir à pied et observer.
LLG : Tu évoques la rue, la frontière, le parc. Il y a toujours cet intérêt pour l’espace public.
RM : Alliée a une expérience d’observation un peu distancée, oui. En ce moment, j’ai une action performance en tête. Il y a peu, j’avais un travail alimentaire à Bondy. Je prenais la ligne 2 du métro quotidiennement en passant par Barbès, j’observais en hauteur le boulevard de Rochechouart. Dans ce quartier, il n’y avait que des hommes, assis en train de fumer, de discuter dans les cafés. J’aimerais investir cet espace vers 4h du matin, et d’après des photographies que j’aurais prises en repérage, demander à des femmes de reprendre les mêmes situations et postures que celles des hommes. On rejoint l’idée de l’observation mais aussi de l’intimité.
LLG : C’est surtout la question de la femme dans l’espace public, parfois inexistante. Un tel projet me semble résolument féministe.
RM : En effet, c’est un fil rouge dans mon travail, que cela soit via des actions ou des films. J’essaye de jamais me focaliser sur un sujet ou un médium. Par conséquent, j’ai souvent un projet principal et des choses plus annexes qui viennent se greffer. L’an dernier pour une radio autrichienne, j’ai réalisé une de ces « petites actions » qui pourraient être qualifiée de féministe. Ma mère avait été attirée par le catalogue du 60e Salon de Montrouge. Elle a commencé à commenter ce qu’elle y observait. Je me suis intéressé savoir à comment était perçue une œuvre d’art. J’ai mis ce questionnement en scène en confrontant mes proches à l’observation de L’origine du monde de Courbet, une toile du XIXe qui expose un sexe féminin. J’enregistrais leurs pensées et commentaires. J’ai alors réalisé un portrait du tableau en suivant les réactions. Certains connaissaient cette peinture, beaucoup non.
LLG : Cette recherche amène à se questionner sur la vie de l’œuvre au delà de son contexte historique et social. De voir comment peut-elle évoluer dans le temps. Cela rejoint les recherches de l’artiste franck leibovici qui enquête de manière passionnée sur ce sujet depuis des années. Il étudie notamment comment une œuvre existe par le langage.
RM : Ici, cette icône de l’art n’est pas analysée dans son siècle et, de plus, par une culture différente. Je me suis demandée comment cette image, qui peut être jugée comme perturbante, est interprétée dans un espace intime. Moi-même quand j’ai découvert cette image, je me suis interrogée sur le statut de l’œuvre. C’est pourquoi, je voulais observer les réactions qu’elle provoquerait sur des personnes n’ayant pas forcément une connaissance poussée de l’histoire de l’art.
LLG : On touche la dimension documentariste de ton œuvre et la représentation de témoignages. Mais tu développes également tout un tissu fictionnel. Alors comment t’accommodes-tu de la question du faux, de l’illusion par rapport au réel et à la vérité ? A quel moment la réalité peut s’effacer au profit de la fiction ?
RM : Souvent on retrouve les deux. La frontière reste très poreuse. Ce que je recherche, c’est de jouer avec cette ambiguïté de la mise en scène. Je désire laisser au spectateur un champ des possibles vaste et libre d’interprétation. Dans La grande Safae, une bande sonore crée cet interstice de possibilités. Parfois des acteurs rejouaient des fragments de réalité, d’autres fois il s’agissait de vrais témoignages. L’entrecroisement entre « réalité » et « réalité plausible » pousse au maximum l’incertitude de l’existence de grande Safae. Dans Le Park, je reprends des articles d’Al Jazeera. Cependant, je réécris ces textes à ma façon, juste en enlevant quelques mots. Ils devenaient alors ambigus ou absurdes. Une actrice a interprété le texte à la manière d’un journal télévisé ou de radio. Je me rends compte que souvent l’image est fictive, et que le son permet d’ancrer le film dans la réalité ou permet de la questionner.
LLG : Tu recherches ainsi à provoquer le doute chez le spectateur afin qu’il s’investisse davantage dans ton sujet ?
RM : Oui. Je ne veux pas asséner une vérité dans une fiction, j’essaye de proposer des possibles interprétations. La frontière entre documentaire et fiction alimente beaucoup plus le champ de l’interprétation.
LLG : Cela me fait penser au travail de Walid Raad ; un artiste libanais qui a développé une œuvre qui reconstruisait l’histoire du Liban, son pays natal, en insérant notamment des histoires probables au sein d’histoires véritables. La mémoire collective libanaise tend à s’effacer car la population oublie volontairement ou pas la guerre civile qui a ravagé le pays. C’est par des témoignages individuels que l’on peut retrouver cette histoire. Il a constitué des archives dans lesquelles le public peut parfois être perdu, naviguant entre vérité et «fake news».
RM : Le statut des archives est compliqué, il est toujours possible de les remettre en cause et de les utiliser pour construire un discours à l’opposé de ce qu’elles sont censées témoigner.
LLG : Retour à quelque chose de plus prosaïque, comment se déroule la réalisation de tes films ? Car on a parlé de leur genèse, de leurs constructions mais pas de leurs productions.
RM : Je fais d’abord des repérages. L’idéal est de pouvoir travailler avec les personnes présentes sur place, ou qui connaissent bien le lieu. Parfois des amis m’accompagnent et s’impliquent afin de rassurer les locaux. Les gens se prennent souvent au jeu. Pour Le Park, je souhaitais travailler sur ce parc précis, mais j’imaginais le trouver vide. On m’avait dit d’y faire attention car des personnes peu recommandables y trainaient. Etant donné que je me nourris des peurs et des dangers, je m’y suis bien sûr aventurée. J’ai rencontré sur place un homme qui avait travaillé dans ce parc il y a de nombreuses années. Nous avons échangé pendant un moment, y compris par téléphone. J’ai passé un mois avec lui et ses amis, au cœur de leur vie quotidienne. Je considère qu’une confiance réciproque est nécessaire dès le départ. De même, pour le projet d’Amsterdam avec les réfugiés, je leur ai rendu visite tous les jours, j’ai montré mon travail. On m’a beaucoup interrogé sur le statut de mes films entre fiction et documentaire. Je laisse une très grande part à l’improvisation. Les personnes ont la liberté de « jouer » à leur façon avec ce qu’ils ont compris du projet mais aussi de conserver ou pas des rushes.
LLG : Il y a une vraie implication des « acteurs » dans le montage du film.
RM : S’il y a une sélection, c’est parce qu’il y a une relation de confiance entre nous, notamment concernant l’usage du film [qu’il ne soit pas un film publicitaire, ou un simple moyen de « faire de l’argent ». Pendant les répétitions, j’essaye de montrer des images tournées ou des éléments de référence afin de créer ce lien si important. Mes acteurs sont très curieux du résultat final. Le jour du tournage, quand j’arrive avec une équipe de 20 personnes équipée de matériel professionnel, ils se sentent encore plus concernés.
LLG : Tu te portes à la rencontre des gens et tu collabores avec eux de manière très proche. C’est un véritable engagement ; en outre tu es bénévole dans l’associatif.
RM : J’ai besoin d’être entourée, tant pour le contenu que pour le concret. Seule, il me serait impossible de produire mes films. Je fais appel à des proches, communicant mes projets, mes idées et mes envies. J’écoute toujours attentivement ce que l’on me dit. J’apprends, je découvre des références. J’ai besoin en permanence d’échanger depuis les prémices d’un film, à son montage en passant par le tournage. Parfois j’en manque, je le ressens lorsque je visionne mes rushes et c’est dommageable. J’essaye toujours d’éviter les clichés et les stéréotypes.
LLG : Je sais que tu admires les œuvres d’Harun Farocki et d’Abbas Kiarostami, as-tu d’autres figures qui nourrissent ton travail en profondeur ?
RM : En amont de la réalisation de mes films, lorsque je sollicite la dizaine de personnes qui connaissent mes productions et suivent mon parcours, eux me donnent des points de repères. Je ne recherche pas forcément une filiation et j’aime découvrir au fur et à mesure de mes projets des œuvres que j’ignore. Sur le projet de Ceuta, dans lequel j’accompagne des contrebandiers à la frontière marocaine, j’ai appris que Yto Barrada a tourné en studio également avec des contrebandiers. C’est un hasard, et j’ai eu envie de visionner son film et d’aborder le sujet différemment. Après, je ne recherche pas uniquement des références vidéos et filmiques ; parfois elles viennent de la peinture, de la performance ou encore de la sculpture par exemple.
LLG : Justement, tu travailles aussi avec d’autres médiums dont la performance et la photographie.
RM : In fine, pour moi, le film est le seul format qui permet de regrouper tous les médiums.