Hélène Rivière
Hélène Rivière est résidente d’Astérides en 2010. Les archives de Triangle-Astérides ne permettent pas de déterminer les dates exactes ni la durée de cette résidence en 2010.
« L’éclat et le mystère »
Pastel
Hélène Rivière, jeune artiste formée à l’ENSBA et à l’ENSA de Toulouse, réalise depuis quelques années des dessins au pastel, dans des formats divers, qui, grâce à une résidence récente à Astérides (Friche la Belle de mai, Marseille), ont pu prendre de l’ampleur et occuper l’espace. La série au titre peut-être provisoire des Modules (2010), panneaux, tubes, tondo recouverts de papier dessiné au pastel rassemble ainsi des œuvres dont les dimensions peuvent dépasser les deux mètres. L’exposition présentait ainsi un déploiement de la couleur « pastel » dans l’espace, dans des formes abstraites et douces, des éclats de lumière, des frémissements de tons variés, évoquant à la fois le monde vu du microscope, ou ces tâches lumineuses qui semblent être projetées sur nos paupières quand on ferme les yeux. On pouvait alors penser au travail de Cécile Bart, dans cette architecture de l’espace par la couleur, mais ce serait méconnaître l’ensemble du travail d’Hélène Rivière.
Et en effet, Hélène Rivière a cette spécificité de la pratique du dessin au pastel sec, qui permet justement ces effets d’estompe et ces coloris à la fois vifs et doux. Elle a eu recours à d’autres techniques, crayon graphite, feutres, crayons de couleur, encre, mais c’est aujourd’hui le pastel qui domine, et c’est sur ce point que je voudrais d’abord m’arrêter. L’usage du pastel dans l’art contemporain est rare – même si le dessin, lui, a toujours de belles lettres de noblesse. Le pastel est une technique à la fois datée, de genre, et genrée, dans l’histoire traditionnelle de l’art. Le pastel, inventé au début de la Renaissance, est une technique particulièrement importante pour le XVIIe et le XVIIIe siècle ; il est capable d’un rendu à la fois honnête et sensuel des couleurs et des matières qui le rendent particulièrement utiles aux portraitistes : Le Brun, puis Chardin et surtout Quentin de la Tours y ont recours. Il est ainsi associé à un genre pictural ancien, le portrait, et les artistes rivalisent de virtuosité pour rendre l’incarnat d’une joue, le reflet sur une boucle argentée, la délicatesse d’une dentelle, la beauté fragile de notre monde. De plus, le pastel implique une certaine prestesse d’exécution, et une esthétique du « non finito », voire le goût d’un certain effet de flou délicat que ne permet pas l’huile. Comme l’a montré l’exposition Le mystère et l’éclat en 2008 au musée d’Orsay, le XIXe siècle est riche de pastels – et ici, on recherche, pour des corps, des visages et des paysages, le mystérieux éclat de la lumière, chez Degas, les Impressionnistes, ou Redon. Ainsi, le pastel est associé aux genres du portrait et du paysage, à la peinture de genre – il est de ce fait, lié à un genre sexuel in fine au XIXe et au XXe : la jeune fille de bonne famille se doit de pratiquer le pastel avec bon goût pour ces albums-scrapbooks qui mêlent vues et portraits familiaux.
Rien de tel chez Hélène Rivière, qui vient soigneusement détourner l’histoire du pastel et ce qui lui est associé. Les formes abstraites et mouvantes de la série Modules par exemple s’écartent de ces genres et leur grand format leur permet au contraire de battre en touche les associations auxquelles on se livre d’ordinaire au sujet du pastel. Si le monde étrange que ces formes déploient d’un « module » à l’autre représente un travail très spécifique et fin sur la couleur, à la fois vive et diffuse, éclatante et engloutie dans cette matière pourtant sèche et fine qu’est le pastel, travail topique de cette technique, on se situe en revanche dans le domaine de l’abstraction, de l’expansion spatiale, et donc très loin de l’intimité du dessin de genre, portrait ou paysage.
L’œuvre Transitions (pastels et graphite sur papier, 355x150 cm, 2010) posée simplement sur le sol et évoquant comme un escalier ou une marelle colorée qui nous emmènerait dans un voyage dans la couleur, apparaît ainsi comme une sorte d’art poétique. Ses degrés, qui construisent une sorte de nuancier de couleurs, forment une harmonie surprenante de couleurs travaillées en marbrures. Cette œuvre témoigne de la capacité de cette technique menée par l’artiste à s’inscrire dans une recherche plastique capable d’associer fluidité des tâches colorées et dureté de la pierre, finesse de la matière et effet de profondeur, architecture, spatialité et dessin.
Et si Hélène Rivière fait des références aux genres du pastel, ils se retrouvent délicatement renversés. Une série, Non Pays (série de treize dessins, pastel et fusain sur papier, 24x32 cm, 2010) traite ironiquement de la pastorale. Si les Banquets I et II (2010), feuilles de papier posées sur une estrade qui comme dit l’artiste « se trouvait là », espace incertain dans sa profondeur semé de coupes colorées, évoquent bien un repas, il s’agirait plus d’un banquet que l’on imagine philosophique et grec, ou des temps anciens, au vu de la forme des coupes, que d’une scène de genre bourgeoise de repas familial. Hélène Rivière prouve ainsi la capacité du pastel à nous emmener ailleurs, lui qui était associé au rendu de l’ici bas.
Espaces de papier
C’est ici qu’il faut revenir sur des séries parfois légèrement plus anciennes qui témoignent à la fois d’une recherche de l’ailleurs et d’un usage tout à fait paradoxal de la technique du pastel – mêlée à d’autres techniques. Je m’intéresserais ici à ce qui pourrait s’apparenter à des formes de collages visuels, et à la constitution d’espaces qui peuvent évoquer pour le spectateur l’univers du théâtre, pour certains aspects.
Hélène Rivière réalise en effet également des dessins que l’on dira pour faire vite « figuratifs », c’est-à-dire composés de représentations d’objets du monde dans l’espace de la feuille de papier : rideaux, portes, fenêtres, outils, toits, cloisons, troncs-colonnes. Ces éléments appartiennent me semble-t-il le plus souvent au monde de l’architecture, mais d’une façon assez discrète. On pense plutôt aux éléments d’une « maison », à des objets qui permettent la protection, le recouvrement, la séparation et aussi le lien entre les espaces séparés (fenêtre, porte). Certains titres évoquent directement cet univers : Protection bancale (2009), Interstices à l’aide (graphite et crayons de couleur sur papier, 58x42 cm, 2009), Chambre personnelle (graphite et crayons de couleur sur papier, 24x32 cm, 2009), Windows (graphite et pastels sur papier, 58x42 cm, 2009), Hutte isolée (graphite et crayons de couleur sur papier, 42x30 cm, 2008), Cellula (graphite et couleur sur papier, 21x30 cm, 2008). Cette liste est parlante.
Si l’on parcourt ces dessins, de 2008 à 2009, on observe un assemblage de plus en plus étrange des éléments de la « cellule »-chambre-maison, qui permet en jouant sur la perspective et sur le désir du spectateur de reconstituer un espace cohérent visuellement, de figurer des espaces difficiles à cerner, frôlant l’absurde : un rideau vole sur le bord inférieur de la fenêtre, des marches flottent dans le vide vers une porte que des fils semblent rattacher à une paroi mouvante, des rideaux et des parois se croisent en un angle impossible et menacent de s’écrouler, une toiture de refuge à oiseaux se tient en équilibre sur un petit tronc – sans rien protéger. Le monde rassurant de l’ici-bas du pastel traditionnel part en vrille.
Ces constructions qui sont entièrement dessinées, avec une netteté que l’on associe rarement au pastel, dans des couleurs « pastel » rares dans ce type d’univers étrange, structuré cependant souvent par le crayon graphite, évoquent des collages. Des éléments sont assemblés, collés, sans avoir rien à faire ensemble. Par exemple, dans Somnambules (2009), des petites figures évoquant des statues en haut de colonnes encadrent un bâtiment à la géométrie sommaire et l’une d’elle semblent tenir un pommeau de douche s’où jaillit une eau gris-rosâtre en un angle improbable. On a du mal à ne pas penser à Max Ernst devant certaines constructions, tant ce monde crée un effet onirique, d’architecture de rêve. Et pourtant ils sont entièrement dessinés. Cadavres exquis alors ? Mais on voit bien qu’il n’y qu’une seule main à l’œuvre. Hélène Rivière semble être consciente de ce jeu avec le collage au point de fabriquer de faux collages troublants : le très beau HSJEOMRIHNRXEIORUYE (graphite et pastel sur papier, 100x65 cm, 2009), présente sur un fond évoquant une fumée grise et souple un cadre qui fait l’effet d’être collé, et ou justement sont reproduits (par le dessin mais visiblement d’après photographie) des éléments d’un intérieur d’église gothique, s’ouvrant sur un arc bleu turquoise… Et pourtant cet ajout n’est pas collé, mais dessiné comme le reste de l’image.
Ce monde onirique n’est donc pas dépourvu d’un certain sens de l’illusion. Cet ailleurs est troublant. C’est peut-être ce goût pour les éléments architecturaux allié à cette tendance à créer un effet d’illusion perceptible par le spectateur qui se demande s’il voit bien ce qu’il voit, qui confèrent à certains dessin une qualité théâtrale. Car qu’est ce qu’une architecture illusoire, illusionniste, sinon un décor ? Certains titres sont d’ailleurs explicites : Décor misérable (graphite sur papier, 42x30 cm, 2008). Ce dernier dessin présente comme un ensemble de façades de maisons effilochées et ouvrant visiblement sur du vide. ANTI/ITNA (graphite et pastel sur papier, 59x42 cm, 2009), montre un espace bizarre (paroi, rideau, image d’un temple grec) qui semble comme le titre l’indique n’avoir ni endroit ni envers, être réversible, démontable, pur paroi, pure image. Ce goût pour ces éléments au statut incertain se retrouve dans les visages dessinés par Hélène Rivière et qui apparaissent çà et là : ils tendent à se confondre avec des masques qui parfois les accompagnent (Double Je, graphite sur papier, 21x29,7, 2008, Missiles et bûches, 42x30 cm, 2008). Rivière utilise en effet pour ces visages des formes elliptiques, rondes, et planes, et le même crayon graphite que pour ces masques.
Revenons maintenant aux séries récentes, telles que Modules : le goût pour l’architecture a pu se déployer dans un espace réel, pour des objets à l’épaisseur et à la profondeur incertaines. Et ces Banquets sont peut-être bien platoniciens : non pas en ce qui concernerait l’amour, mais pour leur conception de l’image. Image d’image d’image, décors, illusions affichées, c’est peut-être bien une conception toute platonicienne de l’image qui apparaîtrait ici. L’image est illusion, même si dans le même temps elle peut peut-être selon la ligne platonicienne pointer vers le Beau et le Vrai. Cette ambivalence fascinante du statut de l’image anime le travail d’Hélène Rivière.
Mises en abyme
Il devient alors intéressant de se tourner vers les images d’images, de rajouter un degré à cette fascinante illusion, et il semble que c’est le chemin que prend le travail d’Hélène Rivière. On peut d’abord remarquer des modifications d’images préexistantes d’une façon qui crée une distance, grâce à la couleur. Couple au couplet (2009) montre deux chérubins copiés selon l’artiste d’après une image banale de magazine. Ceux-ci s’embrassaient comme des enfants sur l’image d’origine ; ils semblent sur le dessin d’Hélène Rivière être engagés dans des activités plus polissonnes, mêlés dans le crayon graphite qui entre en contraste avec le bleu vif du tissu sur lequel ils se trouvent. Le collage fictif de HSJEOMRIHNRXEIORUYE était déjà une reproduction de photographie modifiée elle aussi par la couleur, ce turquoise qui ouvrait l’image. Plus précisément, il s’agissait d’une photographie de l’intérieur d’un décor gothique, d’art donc. Dans Nus (pastels et graphite sur papier, 77x112 cm, 2010), dans une forme ronde évoquant à la fois l’œil et la vision éventuellement onirique, ainsi que la forme ancienne du tondo, deux nus d’après Le Tintoret apparaissent dans un pastel gris fumée où des traces de couleur sont perceptibles. Image d’une image… Hélène Rivière apparaît ainsi comme une artiste profondément cultivée, et capable d’esquisser des gestes vers l’histoire de l’art et de la peinture, sans pesanteur, et de faire entrer ces images anciennes dans son univers. Elle poursuivrait actuellement ses recherches en ce sens.
Sur le Fragment mural (pastel et graphite sur papier, 77x112 cm, 2010), un visage s’esquisse : visage sur le mur, visage sur le dessin ? Cette forme, comme les Nus a quelque chose de fantomatique, propre à l’image d’image. Elle pourrait aussi évoquer le texte célèbre de Léonard de Vinci sur la tâche, sur ces traces de pourriture qui s’étendent sur les murs et où l’imagination du peintre peut voir un paysage – ou un visage. Ce texte propose bien de convertir une tâche en image de quelque chose, d’où on peut tirer une autre image, dans un engendrement visuel démontrant la fécondité de l’illusion. N’est-on pas amené à ce type de jeu avec les formes fluides et abstraites, ces tâches non pas pourrissantes mais colorées de la série Modules ? Telles des nuages (et l’on renverra ici au travail de Mathieu Verlier), ces formes évoquent d’autres formes. Ainsi, plus qu’au surréalisme, il faudrait peut-être, pour ces chérubins, ces Nus, ces têtes-masques flottant dans l’espace, penser à Redon, ce grand habitué du pastel.
Le procédé de reprise est enfin réfléchi lui-même : Le tableau représente… un tableau, et les clous qui fixent la toile sont apparents, mais adossé à une petite montagne (les paysages montagneux sont fréquents chez Hélène Rivière). Sur ce tableau ce n’est pas une huile occidentale qui apparaît mais un paysage avec cerisier, japonisant, au pastel, dans un rose fuchsia mêlé de graphite. Territoires communs (pastels et graphite sur papier, 56x76 cm, 2010), représente un dessin tenu au mur par des bornes noires. Divisé en quatre parties, ce dessin image de dessin apparaît comme une forme d’étude de coloris pour les pastels abstraits de la dernière période.
Je voudrais conclure ainsi en revenant à cette série, qui a bien des égards semble différente des dessins figuratifs, par ses formes et son format. L’unité du travail d’Hélène Rivière se fait bien par l’usage du pastel, ou de techniques légères (crayon graphite, de couleur). Il témoigne d’une seule rêverie, crayon ou pastel à la main, reposant sur le caractère illusionniste de l’image, qu’il s’agisse de ce qu’elle représente ou de l’impression de profondeur ou de texture qu’elle fasse naître. Les images d’Hélène Rivière, figuratives ou abstraites, provoquent cette même impression, à l’aide de ce pastel qui touche sans y toucher, cette envie de se frotter les yeux et de se demander si on voit bien ce que l’on voit : ces tâches colorées bougent-elles ? ces nus sont-ils bien là au milieu du brouillard ? ces chérubins s’embrassent-ils ? où est le masque, où est le visage ? cette porte, ces parois donnent-elles sur du vide ? Cette incertitude de l’image participe en grande partie de la beauté des dessins d’Hélène Rivière.
Texte d’Emilie Bouvard, avril 2011
Le portrait de Hélène Rivière a été réalisé dans le cadre d’une invitation à Portraits, la galerie.