Entretien avec rita elhajj
Camille Ramanana Rahary : Tu as poursuivi lors de ta résidence à Triangle-Astérides un travail de recherche autour du hiiwaa. Mais avant d’entrer plus en détail sur ce travail collectif et pour mieux le contextualiser, il me semble nécessaire de mentionner que la question du langage, ou plus justement des langages, qu’ils soient humains ou informatiques, oraux ou écrits, réels ou fictifs, ainsi que celle plus large des moyens de communication occupe une place centrale dans tes réflexions. Tu écris d’ailleurs que « les langues ne sont pas de simples moyens de communication mais aussi des gestes, des rapports au monde. » Que disent-elles de nos réalités ?
rita elhajj : On peut aborder cette réponse de plusieurs façons : soit philosophique, soit théorique, porter une réflexion sur ce que serait « une » réalité, penser aux langues et langages. Mais j’aimerais contextualiser cette question et la réfléchir par la manière dont on est en train de communiquer pour cet entretien, depuis la perspective de mes vécus personnels. Il y a des questions écrites, qui sont reçues par message, et une réponse orale qui sera retranscrite. Rien qu’à travers ce moment de lecture, on peut penser à la coexistence de ces modes de communications, à ce qui pourra être lu par écrit, ou inversement, ce qui ne sera pas lu par les lecteur·ice·x·s. Qu’est-ce que porte une langue en elle, quelles sont les lacunes linguistiques qui se présentent et les formes qu’une parole peut prendre ?
Pour commencer, on est en train de parler en français, une langue avec laquelle j’établis des relations personnelles mais aussi historiques et coloniales, et qui est aussi l’objet de valorisation sociale. Il y a aussi tout un système de valeurs qui se présente dans cette langue, comme la construction de l’altérité, du patriarcat, du genre, des liens hégémoniques, mais il existe également tout un rapport académique aux langues, qui varient différemment selon leur transmission et les contextes dans lesquels elles évoluent. Par l’écrit, mais aussi à travers l’oral, les mots sont choisis, les phrases construites d’une certaine manière, avec des questions de syntaxes, de grammaires, de concepts particuliers. A travers les questions formulées à l’écrit pour cet entretien, on peut noter que la forme a été pensée, on revient sur les mots, sur l’orthographe, la formulation. Alors que dans le cas d’une retranscription par exemple, à travers les réponses initialement orales et qui ont été retranscrites, on peut noter une certaine forme de formalité, de familiarité. Il manque l’accent, les onomatopées, les souffles, les rires, le silence, les pauses et les doutes. Ca existe aussi à l’écrit, mais c’est le secret de celleux qui rédigent, leur solitude. Il y a beaucoup de textures au son qui peuvent être entendues à travers le texte. Mais il y a aussi des regards qui manquent, une gestualité et des rythmes. Je trouve que la forme avec laquelle la langue est présentée à l’écrit est très différente de l’oral. Il y a tout un tas de liens identitaires complexes : qu’est-ce qu’une langue acquise, une langue apprise, l’idée des langues maternelles. Je trouve le texte de Mirene Arsanios, Notes on mother tongues: colonialism, class, and giving what you don’t have (Ugly Duckling Presse, 2020), autour de ces questions très parlant. Il y a aussi Kaoutar Harchi qui a écrit Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne (Fayard, 2016) dans lequel elle pense les rapports des écrivains et écrivaines au français, dans le contexte de la colonisation de l’Algérie. Beaucoup de personnes ont travaillé sur les langues françaises. Tout point et tout élément que l’on mentionne ici peut être recherché et travaillé à part, et j’aborde ces questions d’une perspective d’un vécu personnel, d’une expérience et d’une connaissance de ce monde qui est la mienne. Une langue présente tout un tas de possibilités de retournement ou détournement de ses utilités. Une langue, c’est une revendication de positions, qui peuvent être des positions de refus, mais aussi des positions qui proposent peut-être des possibilités ou des imaginaires sur la manière dont on pourrait vivre des mondes.
CRR : Ta pratique se développe à partir d’un travail de recherche théorique, où la méthodologie a autant d’importance que la forme plastique, écrite, ou encore performée qui en découle. Il serait intéressant de revenir ici sur le processus de ce travail collectif que vous avez communément mené avec Lucas, en en évoquant la genèse. Comment est née l’envie d’inventer cette nouvelle langue, le hiiwaa ?
re : Quand Roxane Bovet et Lucas Cantori, qui mènent Clinamen, m’ont invitée à écrire cette publication, sur la base d’un texte que j’avais écrit auparavant autour de la construction de l’altérité, j’ai commencé à écrire un premier « draft », qui était en anglais, et qui a fait parti du texte final. C’est un des seuls textes qui n’a pas changé, depuis le début du processus d’écriture jusqu’à la fin. Suite à une résidence que j’avais faite, où j’étais isolée au fin fond de la Suisse, j’ai commencé à penser à la construction de l’altérité au sein des langues. Je me disais que c’était impossible de questionner cette altérité seulement à travers le texte, et non à travers la forme que celui-ci prendra. J’ai proposé à Lucas l’écriture d’une fiction, afin de donner une voix aux silences, à des choses qui autrement ne pourraient pas être dites autrement. C’est à partir de là que nous nous sommes lancé·es à écrire une langue qui suivrait le protagoniste de l’histoire. On s’est posé·es très intuitivement, on a pris le temps ensemble. C’était un moment très particulier pour nous car à cette époque, on était un peu hésitant·es sur les façons de manifester nos positions politiques, nos engagements avec des associations ou des collectifs actifs à Genève. Le processus d’invention concernait ce qui nous occupe politiquement et les diverses formes pour s’engager dans des actions. La place de « l’humain·e » dans le monde et les réflexions autour de l’anthropocentrisme nous occupaient. C’est à partir de là que nous avons eu envie d’inventer le hiiwaa, sans savoir le but ou la raison de pourquoi nous le faisions. Au début, elle n’avait pas de nom. Lorsqu’on a inventé le mot « voix », « hiiwa », on a décidé d’appeler la langue hiiwaa. Je dirais aussi que le hiiwaa est un reflet de notre amitié et de ce qu’on a envie de mettre en voix ensemble. Il y avait presque une nécessité pour nous de le faire, dans le sens où on s’est rappelé·es que notre travail et nos pratiques étaient la manière la plus adéquate pour nous engager et parler de ce qui est important pour nous.
CRR : Comme on le mentionnait un peu plus haut, les formes que prend ton travail sont très diverses. Elles vont de l’installation, la vidéo, à la performance ou l’écriture. On retrouve d’ailleurs les deux dernières dans ce projet de nouvelle langue. En ce qui concerne l’écriture, tu as à Marseille travaillé à l’enrichissement d’un dictionnaire. Celui-ci se divisait en trois colonnes : la première pour le mot en hiiwaa, la deuxième pour sa prononciation phonétique, et la troisième pour sa traduction en français. En observant attentivement les pages de ce dictionnaire on pouvait constater que la liste de mots ne répondait pas d’une logique de classement alphabétique, ni d’une recherche d’exhaustivité. Loin d’une simple transposition et traduction de mots issus d’un dictionnaire préexistant, il s’agissait bien plus d’une représentation de concepts (« ciel du jour », « ciel de la nuit », « d’ici et là-bas », etc.) issus d’un imaginaire que vous cherchiez à développer, d’un nouveau « rapport au monde ».
re : Concernant la manière dont on a inventé cette langue, la première question qu’on s’est posée est de savoir ce qui serait la première chose à faire lorsqu’on invente une langue écrite. Il faut inventer un alphabet, un certain système d’écriture. On a choisi de travailler avec des pictogrammes, on a pensé qu’il serait important de commencer par la phonétique, en donnant un sens à chacun de ces pictogrammes. Nous avons décidé de créer cinq piliers, cinq pictogrammes qui construisent la langue : le ciel, les racines, les graines, les pelages et les rochers. Pour chaque mot, il y avait un mot de la nuit et un mot du jour, s’inspirant de l’autrice Ursula K. Le Guin. Chaque mot avait un pictogramme et une phonétique, et ce sont ces cinq piliers qui nous ont permis de construire des mots. Par ces mots, on a commencé à créer des verbes. On a imaginé une manière d’écrire ces verbes. Après, une construction de phrases et de syntaxes. On n’a pas beaucoup de mots et on a réalisé combien il était difficile de créer une nouvelle langue. C’est important de noter qu’on a créé le hiiwaa sur la base du français, car c’est la langue avec laquelle on communique Lucas et moi. En ce qui concerne nos bases linguistiques, je suis arabophone, anglophone et francophone. Lucas parle l’italien, anglais, néerlandais et le français. Tout était très intuitif. Mais d’une manière inconsciente, on a certainement été influencé·es par des choses que l’on avait pu voir avant, ou que l’on connaissait déjà, qui ne sont pas du tout déconstruites, même phonétiquement. Par exemple, il y a beaucoup de sonorités comme le « خ », « ع» qui viennent de l’alphabet et de sonorités arabes. Lucas était très curieux des mots qui manquent, pour lesquels il n’existe pas d’équivalent en français pour les nommer : parfois on a envie d’écrire quelque chose mais on n’a pas les mots pour le faire. On a pensé à cette question pour pouvoir inventer des mots qui n’existent pas en français, mais qui existeraient en hiiwaa, et inversement. Il y a effectivement quelque chose de l’ordre de la représentation de concepts. Pour certains des mots qu’on a inventés, on leur a donné des synonymes. On a pensé à la notion de propriété dans cette langue : le verbe « avoir » en hiiwaa n’existe pas, ou si une personne souhaite l’employer, il est tout le temps remplacé par le verbe « donner », ce qui change complètement la perspective du sens. Beaucoup de mots n’existent qu’au pluriel, et non au singulier. C’est le cas des verbes «aimer», « danser ». C’est aussi une langue non genrée. On s’est donné certaines petites instructions qui nous aident à définir comment développer la langue. C’est un processus infini pour nous. Petit à petit, et au fur et à mesure du temps, ce qui nous importe le plus est de continuer à la découvrir. Je pense qu’au début, on a nommé ça « dictionnaire », mais finalement, c’est davantage un outil de travail qui nous permet de nous référer à cette langue mais aussi, de ne pas oublier un mot en s’y référant. Ce qui est drôle, c’est d’avoir inventé une langue que nous-mêmes sommes toujours en train d’apprendre, comme si elle commençait à avoir une autonomie, une vie sans nous, et dont l’existence ne dépend pas seulement de nous.
CRR : Tu évoquais un peu plus tôt la question de l’altérité, et je pense qu’il est effectivement nécessaire de mentionner ce concept inhérent aux langues, qui s’accompagne dans de nombreux cas de dynamiques de pouvoirs et de domination. Gabriela Alejandra Veronelli, qui est une chercheuse qui s’inscrit dans le champ des études décoloniales latino-américaines, explique que « dès lors que [des sujets] sont perçus comme des sujets moindres et naturellement inférieurs, se pose la question de la possibilité même d’une communication intersubjective1». Elle évoque dans un article l’importance du « langage comme objet et moyen de lutte », et explique que ces dernières peuvent parfois être langagières, et proposent « une réflexion sur le rapport à la parole », ainsi que des « manières autres d’habiter le monde et de comprendre le rapport à l’Autre, humain et non-humain ». Je fais ce parallèle avec la nouvelle que tu viens de publier Étranges nébuleuses, qui propose justement, à partir d’une réflexion sur les langues, de nouveaux « rapports au monde » pour « affronter l’oppression et refuser la réclusion ». Dans ce texte, multilingue (en arabe, en anglais, en français et en hiiwaa) tu éprouves ces quatre langues à travers l’existence de personnages, qui ne sont pas toujours humain·es), ce qui te permet d’explorer la question de la compréhension mutuelle entre différentes espèces. Ce qui est intéressant, c’est que la multiplication des langues entraîne avec elle des incompréhensions entre les protagonistes, mais également chez læ lecteur·ice·x. Pour autant, ces incompréhensions ne sont pas toujours sources d’hostilité, mais permettraient bien au contraire de dépasser des formes d’adversité. Peux-tu revenir sur ce monde, que tu as imaginé, et qui semble proposer des outils d’émancipation à travers les langues, et notamment le hiiwaa, qui est elle-même une langue très autonome ?
re : L’univers de la fiction s’est construit au fur et à mesure, de façon non-linéaire. Plus le processus d’écriture avançait, plus la narration évoluait et l’imaginaire autour du monde se créait, dans le but de démanteler la construction de l’altérité à de multiples échelles, notamment la mienne, qui est féministe et s’attèle à déconstruire les systèmes de pensées qui activent le racisme, le patriarcat, le capitalisme, le confessionnalisme. Tout cela ne vient pas de nulle part, mais de mon vécu et de mon évolution dans un milieu où le confessionnalisme et les systèmes racistes, violents et oppressants, prenaient une très grande place. Le devenir des protagonistes de l’histoire naviguait entre tous ces milieux.
Depuis le début du développement de l’histoire, le personnage principal avait le désir de se transformer et de s’hybrider, soit dans des rapports de corps et des rapports d’images, soit à travers des transferts de mondes. Il se développait progressivement et s’est mis à entretenir un lien de plus en plus particulier avec la question de la gémellité (soit par des liens fusionnels entre sa présence et sa transformation, soit des liens affectifs). Il y avait tout un questionnement autour des mythes de la gémellité, du double, de la copie, qu’il s’agisse des mythes maléfiques ou d’autres, exprimés à travers l’image, la voix, la corporalité. Nous avons pensé les personnages en reflets, et avons construit des histoires parallèles, des formes de télépathies qui sont à des moments jouées, comme dans un jeu de rôle, ou parfois sont le résultat d’un mimétisme. Des personnages (li li li, ooji, timitsi, vii et vii) apparaissent ensuite autour de ce protagoniste, qui, au départ représentait davantage des présences. vii et vii sont d’ailleurs deux personnages différents qui partagent le même nom, mais dont la prononciation diffère (un peu comme potato/potato avec un accent états-unien et un accent britannique). Petit à petit, le désir de transformation est apparu, qui pour certain·e·x·s resteront non aboutis, et pour d’autres, n’ont peut-être jamais existé.
Finalement, les mondes se sont construits à travers de multiples rencontres, dont celle avec les ehiiaya (de petites entités ayant été tuées dans le passé), le vent, avec lequel les ehiiayas se déplacent, et les entités sous l’eau. Pour revenir à ce que tu disais, il s’agissait d’évoquer des partages d’expériences. Même à travers l’incompréhension il y avait des moments de partage qui sont essentiels, possibles grâce aux immersions dans le monde, soit des personnages de l’histoire, soit celui des lecteuri·ce·x·s à travers les langues (l’arabe, le français, l’anglais et le hiiwaa). Ce qui est important, c’est que chaque langue a été travaillée dépendamment de mon rapport avec elle. Pour le français par exemple, il y avait une dimension très narrative. Pour l’anglais il s’agissait plus d’un aspect poétique. Pour l’arabe, l’idée était de transmettre cette oralité, à partir de mots ou d’expressions qui me revenaient grâce à des souvenirs. Il y avait également l’oubli de certains mots que je n’arrivais pas à me remémorer. C’est comme si chaque langue permettait à chaque personnage de réaliser un voyage particulier, ou de vivre une expérience particulière. C’est comme si, dans cette histoire, certaines choses devaient à un certain moment être expliquées plus que d’autres, ou ne pas être expliquées du tout. Il est important de noter que ce récit va au-delà de ma propre expérience. Il est aussi question de systèmes autoritaires, notamment les systèmes cliniques mis en place pour prévenir des désirs et des envies. Je pense à Bonaventure Soh Bejend Ndikung qui explique dans une exposition au SAVVY Contemporary que pour démanteler cette construction de l’altérité, lui parle de « Dis-Othering as a method»3. Il est nécessaire de pointer l’injustice, de la convoquer. Ce que j’ai beaucoup aimé dans la construction de ce monde, c’est que pour la première fois, je découvrais comment penser à ces questions en employant la fiction, en imaginant des personnages, en créant des situations et des rencontres pour pouvoir penser à ça et au-delà des notions théoriques.
CRR : Un peu plus tôt, tu évoquais le fait que le verbe « avoir » n’existait pas en hiiwaa. De la même manière, dans cette langue, le « je » s’efface au profit d’une idée de collectivité et de multiplicité. Le hiiwaa est une langue qui évolue sans cesse, et j’ai l’impression que ce n’est pas tant l’établissement de règles figées qui la régirait qui vous intéresse, mais bien plus son adaptabilité, sa capacité à s’enrichir au contact des changements, et à exister au-delà de l’écrit et de celleux qui la pratiquent. Finalement, cette idée s’est poursuivie dans tout le développement du projet autour de cette langue, à travers les différentes collaborations qui ont été initiées, ce qui a été l’occasion de travailler à plusieurs sur un projet qui repose en partie sur l’idée de non compréhension et avec des personnes qui ne parlent pas toutes la même langue. Dans son ouvrage Provincialiser la langue. Langage et colonialisme (Éditions Amsterdam, 2021), Cécile Canut considère comme « première l’essentielle hétérogénéité des pratiques sémio-langagières : les gestes corporels, les intonations, le rythme des discours»2. Tu parlais d’ailleurs de l’oral et de ses caractéristiques : les interjections, les souffles, les silences, les pauses et les doutes, que l’on ne retrouve pas à l’écrit, ou du moins pas de la même manière qu’à l’oral. Étranges nébuleuses a une forme écrite, mais pas seulement, car ce projet a également pris la forme d’un livre audio (disponible à l’écoute en fin d’article), composé avec Ghalas Charara, Youmna Saba, Jessica Maria Nassif, Shatha al Deghady. Comment l’oral a-t-il émergé dans ce projet et quelle place occupe-t-il ?
re : C’est intéressant que tu mentionnes Provincialiser la langue parce que c’est une de mes références. J’ai fait connaissance du travail de Cécile Canut à l’époque où elle participait à des événements à la Colonie à Paris, du temps où ce lieu existait encore. J’y ai découvert son travail qui tourne autour de l’imaginaire colonial en lien avec des approches linguistiques. Il y a tout un côté lié aux pratiques langagières et le lien avec l’universalisme, et je pense que c’est aussi l’opportunité d’évoquer ce lien entre l’écriture et l’oralité. A priori, on pourrait les penser en opposition, mais je pense plutôt, et notamment dans le cadre de cet entretien qui se fait à la fois de manière orale et écrite, qu’on pourrait les envisager dans leur complémentarité. Pour le livre audio, Clinamen partage en open source les PDF des livres publiés par la maison d’édition. Depuis le début, l’idée était de ne pas avoir un PDF du texte mais plutôt un livre audio. La voix étant une composante de son identité, et la publication tourne autour de la multiplicité des voix, ça faisait sens d’inviter plusieurs personnes pour une lecture collective. J’ai pensé à Youmna Saba, qui est une musicienne basée à Paris et qui était intéressée par l’idée de penser le texte comme une composition/partition musicale. Shatha al Deghady est une artiste égyptienne qui travaille la performance, mais qui depuis des années a inventé sa propre langue. Shatha a beaucoup travaillé la question de la phonétique, et la présence de la colonisation dans cette dernière. Il y a également Jessica Maria Nassif qui est une designeuse et artiste qui travaille sur les questions la surveillance sonore. Ghalas Charara a une pratique de l’écriture, de transcription, et de performance sonore. Elle a beaucoup navigué dans les milieux musicaux et diverses scènes artistiques. Nous étions réunies autour de l’idée que chacune de nous pourrait plus ou moins parler les quatre langues (français, anglais, arabe et hiiwaa). Nous avons travaillé dans un studio son à Genève pendant quatre jours, durant lesquels nous avons créé deux pièces sonores. La première a été montrée au festival des Urbaines en 2022 sous forme d’installation sonore, et la seconde a été publiée sous forme de livre audio. Nous avions un temps très limité pour apprendre à travailler ensemble. Nous parties de quelques lignes directrices, même si elles n’étaient pas totalement claires. Nous avons commencé par une lecture collective afin d’analyser le rythme qui en émergerait, et comment nos voix évoluaient ensemble. Progressivement, nous avons commencé à faire des choix qui ont permis de réaliser collectivement les pièces audios. Nous étions toutes d’accord sur le fait que la voix de Ghalas devait narrer l’histoire, et que nos voix viendraient accompagner sa lecture. Shatha a d’ailleurs traduit une partie de la langue qu’elle a inventée, le nish, pour accompagner Ghalas. Puisqu’aucune d’elles n’avait réellement appris le hiiwaa, nous nous sommes posé énormément de questions autour de la transmission de cette langue. Il y avait quelque chose de très intéressant dans le fait que Ghalas avait une approche du hiiwaa plutôt mimétique, dans une forme de réappropriation improvisée.
CRR : Toujours parmi les pratiques sémio-langagières qui t’intéressent, on compte le rire, qui brise soudainement le silence qui régnait dans le récit d’Étranges nébuleuses. Au départ, ce rire est communicatif, voire contagieux, et il se substitue même à une communication parlée. Cependant, après un basculement ce même rire engendre rapidement un malaise, et devient source de danger. Comment et pourquoi avoir choisi de traiter cet élément de communication non verbale ?
re : Le rire a été l’un des premiers éléments présents de ce texte : peut-être comme une réflexion inconsciente de mon rire bruyant ? En tout cas, dans l’histoire, le rire constitue une trame narrative du récit. Au début, il se manifeste fortement, et prend beaucoup d’espace. Il se transforme ensuite en marmonnement avant de ne plus être entendu. Le rire est un personnage autant qu’un espace d’écoute. Plusieurs discussions qui m’ont conduite à développer la place du rire dans cette histoire, comme celle avec Camilla Paolino, qui mène une recherche autour du féminisme italien, et qui parlait de la connotation du rire des f*mmes dans l’histoire de l’art. Mawena Yehouessi quant à elle, m’a recommandé le livre La sagesse des lianes (Post Editions, 2021), dans lequel il est question de mémoire de l’esclavage, et de la manière dont la douleur de l’oppression peut se convertir en un éclat de rire.
CRR : Ce projet d’édition et plus largement l’invention de cette nouvelle langue sont intéressants car leur devenir multiple donne un aperçu de toute la diversité de ta pratique artistique, qui se développe à la fois dans le texte, le son, mais aussi la performance. Lorsque tu étais en résidence à Triangle-Astérides, tu as travaillé à une adaptation performée de la langue hiiwaa, où chaque mot correspondait à un geste. Il s’agissait presque d’une écriture chorégraphique, sans que les gestes ne soient une reproduction métaphorique de ce qu’ils désignent. Comme les langues qui auraient pu être vectrices de violences et d’adversité, les corps peuvent être traversés par le pouvoir et la contrainte sociale. Pour autant, à l’instar des langues que tu envisages comme de possibles espaces d’émancipation, et dont tu refuses la propriété à l’académie ou au pouvoir législatif, le corps devient un « lieu de création ». Comment s’est développée cette nouvelle forme de narration ?
re : Mon intérêt pour la performance m’a conduite, lorsque j’étais en résidence à Triangle-Astérides et que je travaillais à finaliser les textes de la publication, à développer un lexique gestuel basé sur le hiiwaa. C’est une sorte de transcription des concepts du hiiwaa en gestes. La question était celle de savoir comment performer une parole, établir du sens par le geste, non pas par un dédoublement comme tu le fais remarquer, mais à travers une présence corporelle. Cette recherche s’est basée sur l’improvisation. C’est elle qui a généré ces différents gestes. Rapidement, les questions de lien, notamment celui avec les langues des signes, sont apparues, de même que celles avec des références à des codes culturels, à certaines connotations. Je me suis interrogée sur le lien chorégraphique qui existait à travers ce travail des gestes. Pendant que je menais ces recherches, j’ai eu une discussion autour des pratiques performatives ou chorégraphiques non professionnelles, qui m’a permis de penser à ce que ce genre de pratique pouvait amener, car elles faisaient aussi sens avec l’improvisation. Cette recherche est encore en cours, et ce qui est important est de penser au corps en tant que prise de parole et de levier d’action. Comment penser les enjeux politiques et sociaux autour du corps ? Comment les corps créent d’autres formes graphiques ? D’autres vibrations qui ont une dimension toute particulière au sensible ? La question est de savoir comment travailler cette recherche de la gestualité en prenant compte des formes de vulnérabilité liées au corps.
CRR : La multiplicité des formes et des voix qui accompagnent l’édition fait écho à la multiplicité des récits présents dans Étranges nébuleuses. Rien n’y est linéaire, les histoires racontées en anglais, en arabe, en français et en hiiwaa sont fragmentées, s’entrecroisent et se complètent. De quelle manière as-tu envisagé la question de la hiérarchisation des langues ?
re : Dans la publication, chaque langue a son moment. Au début du texte, on a par exemple beaucoup d’arabe. Plus on arrive à la fin du texte, plus il disparaît. L’anglais, lui, apparaît majoritairement au milieu du texte et jusqu’à la fin. Le français était un peu partout. Le hiiwaa apparaît à des moments très précis et particuliers dans la narration. Nous avons essayé de penser à un équilibre de ces langues tout en nous demandant laquelle faire exister, à quel moment et pourquoi. J’aimerais revenir sur le sujet de l’arabe vernaculaire et l’arabe littéraire. Je me suis beaucoup questionnée sur ce que l’utilisation de l’arabe libanais signifiait aujourd’hui, sur ma propre utilisation de cette langue et sur la manière dont ce dialecte été employé par des intellectuel·les, des musicien·nes à des fins de diffusion d’idées nationalistes. Qu’est-ce qu’une personne qui parle arabe, mais pas l’arabe libanais, pourrait comprendre ? J’ai écrit en arabe était car je sentais que je perdais cette langue, mais également en raison de ma non habitude à écrire en arabe littéraire. Ces questions sont très complexes. Je pense notamment à certains personnages, qui dans l’histoire sont non binaires. Il fallait donc trouver une manière d’écrire cet arabe parlé, mais également l’écrire de manière inclusive. Cela a donné lieu à une fusion étrange, un mélange avec de nouvelles formes. Nous avons par exemple remarqué mon usage de plusieurs mots de l’arabe littéraire en arabe parlé. Le texte ne propose pas de réponse à ces questions, mais se présente plutôt comme une ouverture à ces dernières.
CRR : Quelles sont les perspectives futures pour la langue hiiwaa ?
re : Nous n’avons pas vraiment de perspective future très claire pour le hiiwaa. Avec Lucas, nous avons été invité·es à donner des ateliers centrés sur l’invention des langues. Ces formats nous plaisent beaucoup, car ils ne sont pas pensés comme des moments faits pour transmettre le hiiwaa mais pour inviter des personnes intéressée·x·s par le fait d’inventer leur propre langue (collective, ou non, qui n’existerait parfois qu’oralement ou à travers les gestes). Cela nous permet également de rencontrer des personnes qui ont déjà inventé des langues, et de mettre en avant leur travail et leurs réflexions. Une personne parmi les participant·e·s·x essayait de faire revivre une langue parlée par sa mère. A travers un travail de mémoire, elle la réinventait complètement. Ces rencontres et ces espaces de dialogues que les ateliers rendent possibles sont enrichissants et initient de très beaux dialogues. C’est une chose que l’on aimerait maintenir, tout en continuant dans l’invention du hiiwaa qui n’est pas du tout achevée.
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1. Salomé Molina Torres et Iris Padiou, « Une communication sans dialogisme. La colonialité du langage selon Gabriela Veronelli », Semen, 50/2, 2022, 135-141.
2. Tanguy Grannis, « Cécile Canut, Provincialiser la langue. Langage et colonialisme », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 08 mars 2022, consulté le 17 avril 2023. URL : http://journals.openedition.or… ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectur…
3. Traduction proposée en français par Camille Ramanana Rahary : « déjouer l’altérisation, une méthode ».