Entretien avec Sandra Patron
Virginie Bobin : Bonjour Sandra, merci de nous consacrer un peu de ton temps. Pour commencer cet entretien, peux-tu te présenter et situer ton passage à Triangle France dans ton parcours ?
Sandra Patron : Alors, je dirige depuis cinq ans le CAPC, musée d’art contemporain situé à Bordeaux. J’ai dirigé Triangle pendant neuf ans.
Mon passage à Triangle a été fondateur dans mon parcours, ne serait-ce que parce que c’était mon premier emploi. Mais aussi, et surtout je crois, parce que Triangle a accéléré mon destin de professionnelle. J’ai un parcours très atypique, je ne me destinais pas du tout à travailler dans le milieu de l’art : je n’ai pas fait d’histoire de l’art, je ne suis pas conservatrice. C’est vraiment la rencontre avec Triangle et surtout avec Alun Williams qui a déterminé la totalité de mon parcours.
Moi, j’ai fait une école de commerce et après j’ai fait Sciences-Po à Grenoble, dans ce qui à l’époque s’appelait un DESS, c’est-à-dire un bac +5 en direction de projets culturels. Je me destinais donc plutôt à… Non, en fait, je n’avais même pas idée de quelle carrière professionnelle je pouvais faire à l’époque, mais en tout cas ce cursus formait plutôt des cadres intermédiaires dans les collectivités territoriales, donc à des postes administratifs. L’un de mes professeurs était Ferdinand Richard. C’est un homme qui a compté dans l’histoire de la Friche la Belle de Mai : il a monté l’AMI [Aide aux Musiques Innovatrices], une association qui s’occupait de musiques actuelles. Il organisait un festival qui s’appelait le MIMI sur l’île du Frioul, qui était absolument génial. Richard a joué un rôle très important en tant qu’opérateur public, il a contribué à hisser le rap et notamment le rap marseillais sur le devant de la scène.
Je m’entendais très bien avec Ferdinand et il m’a dit : « Écoute, viens dans ce lieu qui s’appelle la Friche, ça va te plaire. » J’y suis allée, je n’ai pris rendez-vous avec personne et je n’avais aucune idée de ce que j’allais y trouver. Évidemment, j’allais dans les musées, dans les librairies, au cinéma, mais je n’avais pas de rapport à l’art contemporain, absolument aucun. J’ai frappé à une porte, ça n’a pas ouvert. J’ai frappé à une deuxième porte, rien. Et à la troisième porte, je vous jure que c’est vrai, c’est Alun Williams [co-fondateur de Triangle France] qui m’ouvre. On est resté·es quatre heures à discuter, et à l’issue de ces quatre heures, Alun me dit, avec tout son allant : « Viens faire un stage. » J’avais vingt-deux ans, il n’avait aucune raison de passer ces quatre heures avec moi, c’était vraiment typique d’Alun. Je crois que c’est vraiment l’une des personnalités les plus extraordinaires que j’ai rencontrées dans le monde de l’art, d’une générosité sans pareille.
Je n’étais jamais non plus venue dans le Sud-Est de la France, alors que je suis née à Nice. Mais j’en suis partie quand j’avais six mois et les déplacements faisaient que je n’étais jamais arrivée dans le Sud. J’ai eu le choc de Marseille, je me suis tout de suite reconnue dans cette ville où je n’avais jamais mis les pieds, ce qui était quand même assez étonnant. Et donc je suis arrivée en stage, à partir d’un parcours assez dilettante et j’ai su immédiatement que j’avais trouvé mon endroit.
Et mon endroit, particulièrement, c’était l’atelier de l’artiste. J’ai passé beaucoup de temps à discuter avec les artistes parce que forcément, je ne savais rien. Tout mon rapport à l’histoire de l’art a été fait par les artistes que j’ai rencontrés à ce moment là : Bruno Peinado, Simon Starling, Gilles Barbier, Jimmy Durham, voilà, tous les artistes qui étaient entre Astérides et Triangle à l’époque. Ce sont eux qui m’ont amené des livres, et des livres, et des livres en disant : « Bon, ben là, maintenant, il faut quand même que tu apprennes un peu ce qui s’est passé les cinquante dernières années… » Tout de suite, mon premier rapport à l’art contemporain a été fondé sur la démarche de l’artiste : l’expérimentation, l’atelier, la production, c’est vraiment par ce biais-là que je suis arrivée.
Au bout de mes six mois de stage, on m’a dit : « On cherche une administratrice, on a envie de développer la structure, notamment les ressources financières. » Et donc, comme j’avais fait une école de commerce, j’ai été embauchée pour faire ça, grâce à une sorte de contrat aidé. Il n’y avait même pas de bureau, juste une petite table avec un petit ordinateur. J’ai fait ça pendant peut-être six mois et en parallèle je passais toutes mes journées, mes soirées et mes week-ends avec les artistes à la Friche. C’était un moment assez vibrant et ça a eu une influence majeure sur mon parcours.
V.B. : C’est drôle parce que Marie de Gaulejac, avec qui je me suis entretenue il y a une semaine, a employé exactement la même expression que toi.
S.P. : Ah oui ?
V.B. : Elle aussi a parlé d’avoir trouvé son endroit, j’aime beaucoup cette expression. C’est beau d’entendre ces échos entre les conversations.
Pour reprendre un peu la chronologie de Triangle-Astérides, tu es arrivée à Triangle France quatre ans après la création de l’association, dans un lieu qui n’existe donc que depuis peu de temps, où il n’y a pas vraiment d’infrastructure ni de financement, même pas de bureau. C’est aussi un an après la création de l’espace d’expositions de la Friche Belle de Mai, dont Triangle France et Astérides se partageaient la programmation. Est-ce que c’était une volonté politique, d’ouvrir davantage ces lieux au public ? Comment Triangle France a-t-elle évolué au cours des neuf années que tu y as passées et quel rôle(s) as-tu joué(s) ?
S.P. : Je pense que ce qui m’a le plus marquée dès les premiers mois, c’est l’espace de liberté que Triangle représentait. À l’époque, cette liberté était quasi totale. C’est le premier sentiment que j’en ai eu, celui d’une sorte de terrain de jeu dans lequel toutes les expérimentations étaient possibles.
Je ne parlerais pas de volonté politique à propos de l’ouverture des espaces d’exposition, non. À l’époque, avec le premier directeur de la Friche [Phillippe Foulquié, également directeur du Théâtre Massalia], c’était du militantisme, quelque chose de très insolent et presque positionné contre l’institution. La Friche était vraiment un espace de liberté assez incroyable. Nous avions presque une forme d’inconscience, assez peu de connaissances sur les réglementations de sécurité par exemple. Ceux qui faisaient preuve de plus d’allant prenaient les espaces qu’il y avait.
À Triangle, on avait dès le départ une forte vocation internationale, qui nous a été beaucoup reprochée ; il y a eu de fortes résistances à la fois du du tissu marseillais et aussi des tutelles qui ne comprenaient pas bien les enjeux. Il a fallu argumenter pour dire que soutenir une scène artistique localement, c’est aussi de créer de l’oxygénation avec l’extérieur. Assez rapidement, j’avais d’ailleurs monté des résidences croisées avec d’autres structures à l’international, pour justement faire en sorte que les artistes de Marseille puissent voyager.
À l’époque pour moi tout partait de l’atelier d’artiste ; j’ai mis plus de temps à m’intéresser à l’exposition. Mais il se trouve qu’au bout de six mois environ après mon embauche, Alun me dit que Claire [Lesteven, co-fondatrice de Triangle France avec Alun Williams] et lui vont partir monter une galerie à New York. Il a d’ailleurs essayé de me convaincre de venir avec eux, finalement j’ai choisi de rester et il m’a donné les clefs de Triangle. À l’époque je n’étais pas vraiment légitime, et d’ailleurs j’avais le sentiment que le milieu de l’art marseillais me le faisait sentir. Mais ça m’a aussi poussée, ça m’a donné de la force avec une forme de, je ne sais pas, de rage de la jeunesse. Parce que j’ai toujours été soutenue, par contre, par les artistes. Je crois que c’est sur eux que je me suis appuyée pour m’inventer, effectivement assez rapidement, commissaire d’exposition — alors que je n’en avais encore ni la formation, ni l’expérience.
J’ai du mal à me souvenir quelle a été la première exposition que j’ai curatée, je me demande si ce n’est pas l’exposition personnelle de Virginie Barré. À l’époque tout est foutraque, organique, et à partir du moment où un projet est exprimé tu peux trouver au sein de la Friche 800, 1000 ou 1500 m².
Mais c’était quand même un un moment où la Friche était dominée par le théâtre et la musique. Nous [dans les arts visuels], on était les parents pauvres.
V.B. : J’aimerais revenir sur l’expression que tu as utilisée : « Il m’a donné les clefs de Triangle. » C’était quoi matériellement, ces clefs, et qu’ouvraient-elles ?
S.P. : Alors, vraiment, il y avait deux clefs. Évidemment, aucun digicode. Tu rentrais là-dedans comme dans un moulin ! J’ai des souvenirs incroyables. On se faisait voler énormément de matériel. À l’intérieur même des expositions ! Des personnes y rentraient en scooter et prenaient les vidéoprojecteurs, les magnétoscopes. Et nous, on les coursait en retour en scooter ! Aujourd’hui, ça paraît difficilement concevable. C’était complètement une autre époque. J’étais seule, il n’y avait pas d’autres salariés, même si par la suite j’ai réussi à faire en sorte que Frédéric Gobert me rejoigne.
V.B. : Combien y avait-il d’artistes à Triangle France à l’époque ?
S.P. : De mémoire, il devait y avoir cinq ou six ateliers à l’époque.
V.B. : Comment as-tu le sentiment d’avoir spécifiquement contribué à l’histoire de Triangle France ? Quelle serait la marque que tu as imprimée sur la structure ?
S.P. : J’ai le sentiment de l’avoir structurée justement : partant d’un projet d’artistes, d’en avoir fait un projet professionnel. J’ai créé des formats, notamment les résidences croisées. J’ai créé un festival de performance qui était bisannuel. J’ai créé un cycle d’expositions. Donc j’ai contribué à faire ce lien entre la question de la résidence et la question de la production et de l’exposition. Enfin, je crois que j’ai inscrit Triangle dans un écosystème à l’époque balbutiant mais déjà porté par deux très belles institutions, le Mac [Musée d’art contemporain] dirigé par Nathalie Ergino et le Frac [Fonds régional d’art contemporain] dirigé par Éric Mangion. Tous deux m’ont d’ailleurs beaucoup soutenue, avec des actes très concrets : quand ils organisaient des voyages de presse, ils faisaient en sorte qu’ils passent par Triangle par exemple. C’est comme ça que se construisent les réseaux, qui bénéficient aux artistes.
Ça m’a pris quatre ou cinq ans de développer la production d’œuvres, c’est-à-dire pas simplement accueillir les artistes en résidence mais accompagner la production de leurs œuvres, trouver des financement, des partenaires.
J’ai quelques quelques souvenirs assez mémorables de production, qu’on portait dans une économie de la débrouille. Une sorte d’économie parallèle qui fait que tu appelles Mariusz [Mariusz Grygielewicz, artiste] pour utiliser son camion qui évidemment tombe en panne, pour faire une performance au Château La Coste dont tu n’as pas les droits et que tu tournes en pirate…
J’ai le souvenir d’avoir organisé des castings d’acteurs et d’actrices porno pour Gail Pickering [artiste] qui voulait rejouer un dialogue de Marat-Sade [La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade, pièce de théâtre de Peter Weiss, 1963] sur la radicalité politique. Je cherchais donc ces acteurs et actrices mais il n’y avait pas d’agence spécialisée à contacter, alors me voilà à appeler des gens en leur demandant s’ils connaissaient des acteurs porno. J’ai découvert que Marc Dorcel, alors le seul nom médiatique et connu du cinéma porno, était collectionneur d’art contemporain. J’arrive à trouver son numéro, à le joindre, il me donne les contacts, je trouve les acteurs et actrices pour mon casting et on est allé tourner, en pirate donc, au Château La Coste. Les costumes étaient des faux Paco Rabanne — pour ça non plus, nous n’avions pas les droits. Tout ça en plein soleil sous 45°. Je pense que c’est un des plus beaux souvenirs de production de toute ma vie professionnelle, avec ce camion bringuebalant. [L’oeuvre produite est Hungary! And Other Economies, 2006.] C’était chaque fois des aventures.
J’ai aussi le souvenir de Pierre Ardouvin qui voulait mettre dans la Friche une voiture de la casse, avec tout un système sonore et lumineux à l’intérieur [Holidays, 1999]. Les casses, c’est souvent des rencontres un peu hors norme.
Chez moi ce goût d’accompagner les artistes dans des productions ambitieuses ne s’est jamais démenti. Le terrain de liberté est la marque de ce que j’ai vécu à Triangle à ce moment-là.
V.B. : C’est vraiment génial de t’entendre parler de ces expériences qui, peut-être, ne pourraient plus avoir lieu aujourd’hui.
S.P. : Je pense.
V.B. : Comme tu le sais je mène ces entretiens pour célébrer les trente ans de Triangle-Astérides, qui est une entité relativement nouvelle. Quelles étaient à ton époque les relations entre Triangle France et Astérides ? Que pourrais-tu dire du rapport entre ces deux entités ?
S.P. : Même si c’était deux structures qui parfois étaient un peu concurrentes, il y avait quand même des rapports affectifs très forts. Des rapports passionnants. Assez fusionnels, très complexes. Sans doute liés aux personnalités qui faisaient vivre Triangle et Astérides ; il y avait de fortes personnalités des deux côtés, avec des positionnements qui n’étaient pas forcément les mêmes, avec une forme de concurrence qui n’était jamais clairement verbalisée mais qui était quand même bien réelle parce que des financements pour les arts visuels à l’échelle de la Ville, il y en avait peu, et on était sur le même site. Les tutelles ont souvent exprimé leur incompréhension devant le fait qu’il y ait deux associations et non une seule ; finalement la fusion est aussi le résultat de cette longue histoire. Et je me place de leur point de vue et peux tout à fait les comprendre.
On a donc travaillé à des complémentarités. Astérides concernait plus les artistes de Marseille ou qui venaient s’installer à Marseille de façon plus ou mois pérenne. Triangle était plus international. Mais en tous les cas c’était une vie en commun, aujourd’hui cela n’a rien à voir — les avantages et les inconvénients de la professionnalisation — mais à l’époque c’était presque un mode de vie. On vivait ensemble. On était tous très jeunes, nous n’avions pas d’enfant, pas de vie de famille. Triangle et Astérides c’était notre famille. Vraiment.
V.B. : Ma dernière question est beaucoup plus institutionnelle. Tu as été présidente de dca [Association française de développement des centres d’art contemporain] au moment où tu dirigeais le Parc Saint Léger [centre d’art contemporain à Pougues-les-Eaux, actuellement fermé] si j’ai bien compris. C’est le moment où se préfigurait le label CACIN (le label « Centre d’art contemporain d’intérêt national » créé en 2017), que Triangle-Astérides a obtenu en 2021. Toi qui as participé à cette structuration et à l’élaboration de ce label, comment vois-tu l’évolution de Triangle-Astérides ? Que signifie pour toi ce label pour ce lieu que tu as connu complètement différent ?
S.P. : Effectivement on a co-écrit ce label avec le Ministère de la de la Culture, à la virgule près, les tenants et les aboutissants de ce que nous considérions être un centre d’art, évidemment nourris de nos expériences. Je dois dire que mon attention s’est vraiment portée sur la question de la production, plus que celle de la médiation par exemple. Donc évidemment, mon expérience à Triangle a profondément influencé cela.
Que Triangle-Astérides soit aujourd’hui labellisé me paraît complètement cohérent par rapport aux missions de la structure. Mais ça pose aussi la question de l’institutionnalisation de ce type de structures, nées selon un certain paradigme qui ne peut pas perdurer dans le temps. Soit ce sont des aventures qui ont un début et qui ont une fin, soit elles s’institutionnalisent. Et je ne fais pas partie de ceux qui considèrent que l’institutionnalisation est un problème. C’est important de sortir de la précarité, ça amène à s’interroger sur ses missions et aussi sur l’impact de ce que l’on produit pour les artistes et pour les publics.
Entretien mené le mercredi 20 septembre 2024 (en visio), en présence de Victorine Grataloup, édité par Virginie Bobin et Victorine Grataloup. Archives illustratives sélectionnées par Victorine Grataloup suite au récollement effectué en 2024 par Léa Kowalski (stagiaire à Triangle-Astérides).
Après avoir œuvré pendant dix ans au sein de centres d’art et de lieux de résidence en France et à l’international (Villa Vassilieff, Bétonsalon - Centre d’art et de recherche, Witte de With, Les Laboratoires d’Aubervilliers, Performa), Virginie Bobin travaille aujourd’hui de manière indépendante et souvent collective au croisement des pratiques curatoriales et éditoriales, de l’écriture, de la pédagogie et de la traduction. Docteure en recherche artistique (PhD-in-Practice de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, 2023), elle est membre co-fondatrice de la plateforme Qalqalah قلقلة(www.qalqalah.org) ; et de l’équipe de traduction de The Funambulist. En 2024, elle rejoint l’Esadhar de Rouen en tant que Professeure en Art et Pratiques sociales. Vivant dans une commune rurale de Normandie, elle est membre des conseils d’administration du réseau RN13BIS et du Shed - Centre d’art contemporain de Normandie.